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Matata

Une femme prend la pose. Un homme la vise, et la prend en photo. Très vite, le shooting dégénère : chaque clic de l’appareil semble un pan ! de fusil-mitrailleur. Personne ne parle ; le montage se dérègle, et avec lui les images, les espaces, les temporalités. La femme s’évade : dans un bâtiment abandonné, un homme, aussi mutique qu’elle, se dérobe à ses regards. C’est lui que le film suit maintenant : il explore un musée, où est exposée l’histoire de l’Afrique, de ses souffrances et des ingérences extérieures.
Matata dresse un inventaire de l’Afrique et de l’héritage de ses représentations. La parole y est confisquée, et l’homme et la femme y errent sans pouvoir jamais vocaliser la violence dont ils sont témoins ou victimes. La photographie, et avec elle le cinéma, sont dès la séquence d’ouverture autant une technique de prédation qu’un instrument de beauté : documents ethnographiques filmés par le colonisateur, ou encore images historiques d’acteurs de la décolonisation désormais morts et neutralisés en musées…
Face à cette histoire d’exploitation, ce sont les corps qui résistent. Là où la parole est absente, la musique s’impose, et la chorégraphie envahit les espaces de vie : une bande de jeunes hommes improvise une danse dans une jeep arrêtée à un feu rouge, une exploration de ruines devient un chassé-croisé entre des corps qui se cherchent, et même une ancienne cérémonie dansée redevient un lien avec une histoire occultée. Ou comment, face à un regard réifiant, se dessine la possibilité de redevenir sujet. (N.L.)

Votre film est construit autour d’une figure féminine, muette et objet du regard d’autrui. D’où vient votre désir d’étudier la trajectoire de cette figure ?

 

Je suis issu de la communauté Omúgóle Nande, une culture matriarcale dans laquelle les femmes sont les piliers de la vie physique et spirituelle. Pendant des siècles, cet héritage a été réprimé et déformé par la logique coloniale occidentale, qui a imposé le patriarcat et les violences sexistes (entre autres choses). Dans cette histoire de renaissance et de transformation, le retour à la force et à la sagesse féminines est un premier pas évident pour sortir de cette logique coloniale.

 

En contrepoint, vous utilisez aussi une figure masculine élusive, qui s’exprime par la danse. Quelle est cette figure ? Quel rapport entretient-elle avec celle de la femme ?

 

Ce personnage, interprété par Dorine Mokha, peut en effet sembler masculin. Mais d’un autre point de vue, on peut considérer que le sexe du personnage n’est pas pertinent ici, et que plutôt qu’un être « masculin » ou « féminin », il s’agit d’une figure mythologique, voire divine. À travers les efforts de la protagoniste – et de moi-même – pour se débarrasser de la logique coloniale, ce qui importe, ce n’est pas la question du genre, mais plutôt la présence et la finalité de ces êtres qui peuvent nous guider sur la voie de la transformation.

 

La danse joue plusieurs rôles dans votre film : de libération, d’irruption dans le quotidien, de document ethnographique… Pourquoi lui accorder cette place centrale ?

 

Depuis l’époque où nos villages étaient raflés pour faire de nous des esclaves, suivie par l’aire du colonialisme, jusqu’à l’aire « postcoloniale » actuelle des plans de « développement » capitalistes, nos moyens de transmettre notre histoire et nos connaissances ont été corrompus. Nos corps sont les seuls vecteurs fidèles qu’il nous reste. Nous portons littéralement nos souvenirs dans notre sang, dans nos os, dans notre ADN. Et la danse est un portail pour ces souvenirs. Mais la danse joue de nombreux rôles dans notre vie : il y a par exemple l’omúkuluma, une danse pour communiquer avec les morts, ou encore l’obusingiri, une danse pour les morts ; la première nous met en contact avec les esprits des défunts, la seconde reconnaît ce qui a cessé d’être. Il en va de même dans le film : certaines danses nous mettent en relation avec nos ancêtres et avec les possibilités que recèlent nos corps pour l’avenir ; et d’autres reconnaissent que nous sommes morts, et que nous l’avons toujours été, dans le regard du colonisateur.

Les images sont dans votre film quelque chose à recréer, mais aussi porteuses d’histoire, et enfin relevant d’une pratique prédatrice. Comment s’articulent ces différents rapports à l’image pour vous ?

 

La question de l’image est une question fondamentale de perception. Dans la quête du pouvoir, les images ont été calibrées pour répondre à un ensemble spécifique de priorités qui ont tout à voir avec la domination, mais que l’on confond souvent avec l’esthétique. Au nom de l’« encouragement », ou plus récemment du « développement », on a imposé une certaine esthétique à ma culture : nous avons été forcés de nous voir et de nous représenter de façons compatibles avec la perspective du colonialisme occidental. Ce faisant, nous nous violons nous-mêmes. Matata explore de nombreuses possibilités – de la violence à la libération – d’image et de représentation, afin de révéler les motivations derrière les « normes » esthétiques, et de proposer des alternatives ancrées dans d’autres sources de connaissances. J’appelle cela recoder l’esthétique.

 

Pourriez-vous nous parler de ce musée où s’assoit l’homme la première fois qu’on le voit ? Peut-on y lire un certain type de rapport à l’Histoire que vous cherchez à construire ?

 

Tout comme l’église montrée plus tard dans le film, le musée est une institution sensée détenir le savoir. Mais la valeur de ces institutions n’est pas universelle. En fait, d’un certain point de vue, le savoir détenu par ces institutions est mort. Et mortel. En revanche, l’ange pousse la protagoniste à se souvenir de l’histoire vivante contenue dans les corps de savoir dont elle fait partie.

Matata ne fait entendre aucune parole, mais le son y est très travaillé. Comment avez-vous conçu cette bande-son, et son articulation avec le montage image ?

 

Au même titre que les églises et les musées, les langues fonctionnent souvent comme des institutions : elles entravent le savoir incarné. Dans le film, j’ai donc refusé les violences véhiculées par le langage et la traduction. Par contre, j’envisage le son dans le film comme un personnage à part entière. Dans Matata, le son a pour fonction d’interroger le lien entre les ressources et l’histoire au Congo. Le son est composé d’éléments naturels – la terre, l’air, le feu et l’eau – qui ont été systématiquement exploités pendant plus d’un siècle. Le paysage sonore tout entier a été composé en samplant et en manipulant des matériaux (caoutchouc, bois, cuivre, pierre volcanique, coltan, niobium) qui ont été – et sont toujours – extraits du Congo pour alimenter la révolution industrielle, les Guerres mondiales, la révolution numérique, et désormais la révolution robotique. En ce sens, le son est une invitation à entendre la logique coloniale. Mais la structure narrative de Matata est fondée sur la culture ancestrale des proverbes, qui nous apprennent que tout élément a la possibilité d’être à la fois destructeur et bénéfique. Le son dans le film nous invite donc aussi à imaginer une relation entre les ressources et l’histoire qui attache de l’importance à la vie humaine et à la vie de la nature.

 

 

Propos recueillis par Nathan Letoré.

 

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Fiche technique

République démocratique du Congo, États-Unis / 2019 / Couleur et Noir & blanc, Stéréo / 37’

Version originale : Sans dialogue.
Scénario : Petna Ndaliko Katondolo, Chérie Rivers Ndaliko.
Image : Petna Ndaliko Kotondolo.
Montage : Petna Ndaliko Katondolo.
Musique : Lee Lee Weisert, Jaja Bashengezi.
Son : Lee Weisert.
Avec : Kadima Mukadi, Mustache Muhanya, Dorine Mokha, Bienco Hangi.
Production : Alkebu Film Productions (Chérie Rivers Ndaliko), London South Bank University (Dr. Katie Donington).
Distribution : Arsenal (Angelika Ramlow).

 

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR