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LA MONTAGNE INVISIBLE

Ben Russell

Ben Russell
Ben Russell poursuit sa route et son ascension des sommets avec son dernier opus, inspiré du Mont Analogue de René Daumal, texte remarquable qui semble avoir été écrit pour lui. De cette source littéraire, nous comprenons ce qui nous en est lu : une quête spirituelle et collective passe par la recherche d’une montagne hors de vue. Ben Russell en donne une transposition propre à son cinéma : il en condense à l’image toute la puissance méditative. La montagne invisible est un long Trypps (du nom des formes brèves, plutôt expérimentales, pratiquées par B.R.) renouant avec les mystères de la transcendance et les plaisirs psychédéliques. Ben Russell crée une structure qui circule entre une galerie de portraits (des musiciens en tournée) et les déambulations solitaires d’un homme qui part traquer les apparitions fugaces de la montagne invisible. Cette silhouette longiligne est filmée de dos en travelling dans le sillage de sa marche. Come as you are, c’est le titre mythique qui ouvre ce film tandis que nous goûtons au crépitement des guitares, aux nappes sonores qui étirent visages et paysages. Ben Russell courbe espace et temps, joue de glissements et de mouvements circulaires autour des visages filmés. Si notre personnage traverse dans son avancée des paysages variés, nous vivons un voyage immobile. L’ailleurs est d’abord dans le cinéma, que le cinéaste investit en passant de l’autre côté de la caméra (avec la complicité de Ben Rivers), formant un tandem inattendu avec son personnage, comme si fusionnaient le territoire imaginaire de la quête spirituelle et celui de la fabrication du film. L’espace le plus vaste et les sommets les plus hauts sont bien intérieurs. Les trouver requiert la reconnaissance des passages et des portes. La musique en est une. Les visions hallucinées de Ben Russell nous offre une traduction cinématographique éblouissante de ses possibilités sensibles. Le mont analogue chez Ben Russell, c’est la musique qui se fait image, le film analogue de la musique.
(Claire Lasolle)

Entretien avec Ben Russell

Vous vous inspirez de l’œuvre de René Daumal, Le Mont Analogue. Comment avez-vous rencontré cette œuvre ? Quels ont été pour vous les enjeux de l’adaptation d’une œuvre littéraire au cinéma ?
J’ai découvert René Daumal grâce à mon ami et collaborateur occasionnel sur des projets de film, Ben Rivers, quelque temps après le tournage de A Spell to Ward Off the Darkness. Nos travaux respectifs s’articulaient autour de la possibilité ou impossibilité d’aborder l’utopie et, en tant que texte, Le Mont Analogue proposait une autre manière d’aller plus loin. La première fois que j’ai lu Le Mont Analogue, j’ai réalisé que j’en avais déjà vu ou entendu des extraits dans le travail d’artistes comme Alejandro Jodorowsky, Patti Smith, Philippe Pareno, John Zorn, etc. Et j’ai compris que situer la quête de la montagne flottante de Daumal au sein d’une œuvre qui ne soit pas de fiction charrierait un lot de complications très excitantes.
Le fait de réaliser un « documentaire » voulait dire que, au départ, je n’avais pas besoin d’avoir de lien autre que ténu avec la fiction de Daumal. Néanmoins, petit à petit, son texte est devenu un miroir de notre quête, à tel point que Tuomo et moi-même avions peur de mourir avant que mon film-texte ne soit terminé, tout comme Daumal est mort avant de terminer Le Mont Analogue. En fin de compte, peut-être que le vrai défi n’était pas tant celui de l’adaptation que celui de la sur-identification.

Le film est une quête d’un objet invisible qui n’existe que pour les gens choisissant de le faire exister. Le motif de l’invisible semble proprement littéraire. Quel était le défi de figurer au cinéma ce que la littérature semble seule pouvoir rendre visible par les mots ?
J’ai toujours appréhendé le cinéma avec un œil tourné vers l’invisible, et j’ai bien compris que les images animées sont surtout excitantes quand elles représentent l’immatériel. C’est une idée qui est partagée à la fois par les surréalistes et par les anthropologues du sensoriel ; pour eux, l’action de documenter une hallucination, un état de transe, un monde imaginaire, une rêverie psychédélique, une vibration émotionnelle ou une utopie est d’une importance à peine inférieure à l’action de produire ces états ou ces mondes. Fort de cette conviction, j’ai décidé de traiter le film dans son entier comme un objet invisible que le spectateur pourrait traverser dans un état de fugue parallèle à la quête de Tuomo.

La Montagne Invisible a fait l’objet d’une installation dans le cadre d’une exposition au Plateau, Frac Île de France en 2020. Pouvez-vous nous parler de votre démarche quant à la création de deux dispositifs de mise en œuvre de l’image, l’installation et le film ?
Cela fait vingt ans maintenant que mon travail oscille entre films, installations et performances. Articuler une même idée à travers divers média est donc au cœur de ma pratique artistique. La Montagne invisible est cette expression générique qui embrasse de nouveaux travaux tels que : le long métrage et l’installation vidéo multi-chaîne intitulée Conjuring (2018-aujourd’hui), une performance live vidéo et audio avec synthétiseur que j’ai présentée en Corse, à Berlin, Paris, Tijuana, Amsterdam entre autres lieux, et La Montaña Invisible (2019), une installation sonore monumentale faite en collaboration avec Nicolas Becker et exposée au MUAC de Mexico. Chacun de ces projets constitue une manière différente d’escalader le même pic.

Votre film accompagne une figure masculine en lien avec des musiciens en tournée. Comment avez-vous rencontré vos protagonistes et défini les étapes de leur voyage ?
J’ai rencontré Tuomo Tuovinen au nord de la Finlande lors du tournage de A Spell to Ward Off the Darkness. Il nous a aidés à brûler une maison et s’est ensuite joint à nous pour un mois en Estonie où nous avions mis en place une « communauté » improvisée sur l’île de Vormsi. C’est là qu’il nous a raconté l’histoire du « doigt dans le cul », qui est vraiment un des moments les plus marrants du film. Tuomo et moi avons très vite sympathisé et avons décidé de tourner un portrait de lui un jour. En fait, ça a pris presque dix ans, mais à présent La Montagne invisible existe à la fois en tant que suite indirecte et spin-off conceptuel de A Spell, ce que je trouve vraiment excitant.
Deux de mes anciens étudiants en école d’art, Taraka Larson (de Prince Rama) et Katri Sipilainen (d’Olimpia Splendid) apparaissent dans La Montagne Invisible et ils étaient aussi avec nous sur l’île de Vormsi. J’ai vu un concert d’Olimpia Splendid un an après A Spell et j’étais vraiment subjugué. C’est un des meilleurs groupes live que j’ai jamais vus. J’ai eu le même sentiment que lorsque j’ai vu Greg Fox jouer de la batterie au sein du groupe Liturgy (dont le chanteur apparaît également dans A Spell). Sans doute que, quelque part, j’attendais une occasion pour travailler avec chacun de ces musiciens incroyables. Et quand j’ai décidé que ce portrait filmé, cette quête spirituelle prendrait la forme d’une sorte de film de concert, alors j’ai invité Taraka, Greg, Katri, Heta et Jonnna à me joindre sur la route. C’est ainsi que j’ai organisé une mini-tournée entre la Finlande, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie pour ces trois groupes, en filmant une partie de chaque concert. Après le dernier concert, nous avons passé quelques jours à nager et à jouer de la musique dans une ferme de la campagne lituanienne, avant que les musiciens repartent et que mon équipe à présent réduite se dirige vers la Biélorussie, pour traverser le pays en quête de cette montagne mythique qui flotte sur la mer.

Votre film a un mouvement circulaire qui procure la sensation d’une immobilité dans le déplacement engageant une réflexion sur le voyage. Comment avez-vous travaillé l’écriture et le montage de La Montagne Invisible ?
Pour moi, il a toujours été clair que ce film existerait comme une sorte d’hallucination, comme un portrait direct de l’expérience perceptive de son sujet. Je voulais qu’il y ait cette confusion assez fluide entre le monde du rêve et la vie éveillée, entre le son et l’image, entre le milieu, le début et la fin. J’assure le montage de tous mes films et j’aime les coupes brutales entre son et image, mais dans le cas présent, le caractère hypnagogique de ce film rendait une approche différente nécessaire. J’ai passé beaucoup de temps avec mon grand ami et sound designer Nicolas Becker à travailler sur les transitions sonores entre les coupes au montage, créant un paysage sonore assez épais dans lequel les sons se transforment toujours en d’autres sons, où les formes d’ondes prennent l’ascendant et où les images suivent, dans une sorte de causalité différée.

La Montagne Invisible construit un régime perceptif hypnotique induit par la musique. Pouvez-vous nous parler de votre approche de la musique et de sa place dans le film ? Est-elle pour vous la puissance évocatrice par excellence ?

Je pense plus à la musique jouée live qu’enregistrée, sans doute parce que je retire beaucoup d’énergie des concerts. Entre autres choses, la musique live possède sa propre signature temporelle, elle propulse votre corps à travers le temps, et oscille entre stoner drone et frappe de percussion. La musique live est concrète là où la musique enregistrée est abstraite ; c’est une chose qui se passe maintenant, avec et à travers nous. La musique live nous entrouvre les portes de l’utopie, elle nous permet de nous échapper vers une zone temporelle autonome. La musique live est jouée en direct, elle est donc toujours meilleure qu’un concert filmé. Mais puisque cette musique live m’a procuré certaines des expériences les plus transformatives de ma vie, assez tôt dans ma carrière j’ai commencé à essayer de trouver une manière de faire la même chose avec le cinéma. La représentation de la musique que je propose dans La Montagne invisible fait fusionner l’énergie cinétique de la performance en concert avec le type de performance cinématographique qu’on retrouve dans l’idée de ciné-transe chère à Jean Rouch, qui devient complète grâce à une Steadicam et un enregistrement audio 5.1. Ce qui en résulte est spécifique et unique au cinéma, un événement qui existe à la fois ici et maintenant et aussi dans tous les « ici » et « maintenant » qui coexistent simultanément à l’écran. Pour un film comme La Montagne invisible, qui aspire à exister à travers différentes zones temporelles, la musique live est l’une des meilleures façons d’y parvenir.

Vous choisissez de vous inclure dans votre film et de faire de vous-même un protagoniste qui partage la quête et l’égarement du personnage. Pourquoi ce choix de faire entrer l’invisible, le hors-champ de la fabrication dans le film ?
Puisque le narrateur du Mont Analogue était un substitut de René Daumal, il a toujours été clair pour moi que Tuomo serait un substitut de ma personne. Il était ostensiblement le sujet du film – mais j’en étais l’architecte, le producteur, le metteur en scène, le chef opérateur, l’agent de tournée et le chauffeur, organisant le film autour de ce sujet. J’étais son Père Sogol, à moins qu’il ait été le mien ? Quoi qu’il en soit, sa quête était inextricablement liée à la mienne dès le départ, à tel point qu’il était difficile de les distinguer. Tous deux nous voulions trouver cette montagne invisible, tous deux nous voulions transformer et transcender, tous deux nous étions frustrés lorsque l’équipe ne partageait pas notre vision, nous avions tous deux peur de mourir, et au final nous avons été déçus que ce ne soit pas le cas (même si cela finira par nous arriver à tous les deux). Dans cette perspective, j’ai décidé de devenir un personnage à l’écran parce qu’il semblait malhonnête de rester invisible, et parce que je voulais m’impliquer personnellement dans la construction du film. Symbiopsychotaxiplasm, Take One de William Greaves (1968) était à ce titre une référence importante pour moi. Dans un clin d’œil espiègle à A Spell, les prises de vues en noir et blanc doivent beaucoup à Ben Rivers, qui nous a rejoints pendant une semaine en Roumanie. Pour un film qui évolue dans un état de lente et graduelle transformation, mon apparition à un certain moment dans La Montagne Invisible lui permet de devenir davantage documentaire, beaucoup plus qu’il ne l’a été jusque là. Mais comme c’est un film qui rend compte d’une hallucination, il est aussi probable que je n’existe pas du tout.

Propos recueillis par Claire Lasolle

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Fiche technique

États-Unis / 2021 / 83’

Version originale : anglais, finnois.
Sous-titres : anglais.
Scénario : Ben Russell.
Image : Ben Russell, Ben Rivers, Chris Fawcett.
Montage : Ben Russell.
Son : Nicolas Becker, Rob Walker, Jakov Munizaba.
Production : Christos V. Konstantakopoulos (Faliro House Productions), Ben Russell (VSBL MTN).
Filmographie : Color-Blind, 2019. The Rare Event, 2018. Good Luck, 2017. He Who Eats Children, 2016. YOLO, 2015. Greetings to the Ancestors, 2015. Atlantis, 2014. A Spell to Ward off the Darkness, 2013. Let Us Persevere In What We Have Resolved Before We Forget, 2013. Ponce de León, 2012. Austerity Measures, 2012. River Rites, 2011. Trypps #1-7, 2005-2010. Let Each One Go Where He May, 2009. Rock Me Amadeus by Falco via Kardinal by Otto Muehl, 2009. TjúbaTén / The Wet Season, 2008. Workers Leaving the Factory (Dubai), 2007. The Red and the Blue Gods, 2005. Last Days, 2004. The Ataraxians, 2004. Extra Terrestrial, 2004. The Tawny, 2003. Terra Incognita, 2002. the quarry, 2002. Daumë, 2000.

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR