Mercedes Gaviria
Un sifflement. Un chat qui observe. Un bouquet de fleurs qui écoutent. Un tableau duquel on peut deviner des sons. Voilà qui suffit à faire d’Otacustas un film aussi précieux que délicat où, depuis le secret, et tout en suggestions, il nous est donné d’apprendre à tendre l’oreille. Dans l’intimité d’un appartement confiné, les échos du dehors résonnent et, subtilement, rallient le proche au lointain, l’intime au politique. Tel Nicolas Maes qui cherchait à traverser le réel par la peinture, Mercedes Gaviria s’applique, à travers les sons, à percer le mystère du silence. A l’image de la servante du tableau qui semble nous dire « Chuut ! » et de ces fleurs indiscrètes, prêtons l’oreille et écoutons, s’il existe, le silence.
(Louise Martin-Papasian)
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- 2021
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OTACUSTASEAVESDROPPER
Mercedes Gaviria
Entretien avec Mercedes Gaviria
« L’Oreille indiscrète » est un tableau de Nicolas Maes qui apparaît dans le film, et dans lequel vous déchiffrez différents « événements sonores ». Pouvez-vous nous parler de l’importance de ce tableau et du choix du mot « Otacustas » (espions) comme titre espagnol pour le film, un mot ancien et peu utilisé ?
J’ai découvert ces événements sonores grâce à David Toop, un écrivain et musicien anglais. Pendant le confinement, je suis retombée sur son livre Sinister Resonance : The Mediumship of the Listener, que j’avais proposé de partager en classe virtuelle avec des étudiants en son de l’Université du cinéma de Buenos Aires. Le livre m’a poussée à me consacrer à un exercice d’écoute constant pendant toute cette période. Je me suis mise à décrire les événements sonores autour de moi et à les enregistrer avec un enregistreur numérique Zoom H6. Plus tard, j’ai commencé à rechercher les tableaux de l’école hollandaise mentionnés par Toop, qui composaient une architecture sonore presque toujours domestique.
Avec la série des « Indiscrets » de Nicolas Maes, j’ai mis en évidence un paysage sonore en miroir. C’était le son de l’intime, des espaces privés qui, lorsqu’ils commencent à s’intégrer, révèlent les tensions géopolitiques auxquelles participe un sujet dans un territoire et dans un temps donné. Une cartographie sonore unique qui résonne et devient un document révélateur de nos modes de vie. Il m’est venu à l’esprit que, comme dans les tableaux de Maes, une entité extérieure pourrait être en train d’écouter le bruit d’une inconnue et reconstruire cette carte sonore. Quel sens donnerait-elle à tous ces instants aléatoires et inévitables ?
À la base, le court métrage devait s’appeler Las espías (Les espions). Mais les fleurs et Tomasa, mon chat, se sont liés spécifiquement à l’acte d’espionnage par le sens de l’écoute. Et avec Jerónimo Atehortúa, le producteur du film, nous avons cherché un mot qui pourrait s’approcher de cette idée spécifique. « Otacusta » est un mot castillan tombé en désuétude, dont la racine étymologique renvoie au verbe « oír », qui signifie « entendre ». Le terme désigne une personne qui gagne sa vie en recueillant et en rapportant des histoires, des commérages et des imbroglios. Il nous a semblé que c’était le mot parfait pour décrire un tel espionnage sonore.
À travers la question du silence, le film semble se demander quel serait le hors champ du son. Quel a été votre point de départ ? Et comment avez-vous élaboré la bande son ? J’ajoute que vous travaillez également comme ingénieure du son et professeure de son à la FUC (Universidad del Cine, Buenos Aires).
Mon point de départ a été le confinement que nous avons connu, et les définitions possibles du silence. Le vide qui s’infiltre dans les conversations interrompues, laissées en suspens, me rend malade. Dans ces trous de silence pendant ce moment si particulier, je sentais comme un grondement furieux dans ma tête. Une polyphonie typique d’un esprit à la frontière entre deux mondes.
Je me suis accrochée avec ferveur à l’exercice de l’écoute de la pensée. Il me paraissait infini. Ce calme ambiant et le mutisme qu’engendre la solitude m’ont fait entendre plus clairement les voix plus lointaines. J’ai commencé à explorer d’une manière différente les distances en me basant sur ces sons spécifiques. Tout ce bruit extérieur, coexistant avec les résonances domestiques. Les assassinats de leaders sociaux dans la campagne colombienne, la capture d’Álvaro Uribe Vélez qui nous avait donné un espoir de justice dans un pays en pleine déliquescence, les messages vocaux de mes amis discutant des problèmes d’exclusion linguistique, la musique composée par des femmes qui m’accompagnait, et même des explosions toutes proches dans mon quartier de Buenos Aires, toutes ces choses prenaient une nouvelle signification à travers les souvenirs sonores d’un pays en guerre. J’ai donc décidé de concevoir le montage sonore du court-métrage à l’image de ce flux de conscience. Celui d’une femme qui se souvient, vit et imagine.
Le film semble aussi travailler sur les notions de distance et d’espace : à travers les différentes couches sonores, il mêle délicatement le privé et le public, l’intime et le politique, le proche et le lointain. Pouvez-vous nous parler de cet aspect ?
Oui, c’est tout à fait cela. J’ai commencé à percevoir la transformation sonore de l’enfermement d’une fille de Medellín vivant à Buenos Aires. Cette distance était raccourcie par un mélange de présences sonores venues de différents lieux. Lorsque vous êtes étrangère, vous devenez un « corps frontière », pour reprendre l’expression de Gloria Anzaldúa, écrivaine et militante de couleur, une chicana qui n’avait pas la langue dans sa poche. Elle a écrit notamment : « Un espace frontière est un lieu vague et indéterminé, créé par le résidu émotionnel d’une limite non naturelle. C’est un état constant de transition ». Les limites se dissolvent et vous commencez à toucher, à distance. Elle parle de notre écoute sélective, lorsque nous choisissons d’aiguiser notre perception sur une chose en particulier. Après avoir passé de nombreux jours dans l’espace réduit d’un petit appartement, vous n’avez d’autre choix que de revisiter tout ce bruit et de l’ordonner pour lui trouver un sens.
Les fleurs constituent un personnage à part entière, tout comme la femme de chambre du tableau de Nicolas Maes, et les chats de votre appartement et du tableau, qui écoutent et espionnent discrètement, en silence. Pouvez-vous commenter ces partis pris ?
De temps en temps, je fais l’exercice de me regarder de l’extérieur. Pendant le confinement, je l’ai fait fréquemment. J’imaginais que j’étais regardée et entendue par un intervenant extérieur. Je me suis demandé si une fleur pouvait comprendre l’ampleur de la crise que traversait l’humanité. Partout, nous nous sommes dit à l’unisson : « C’est de la science-fiction ! », et nous avons obéi aux ordres des chefs d’État. Je me suis jetée dans le silence et l’immobilité, et mes sens se sont exacerbés.
Vous avez filmé en mini DV. De plus, tout au long du film, vous dévoilez des détails de votre appartement – comme les détails du tableau de Maes – jusqu’au plan final, qui nous donne une vision globale de votre intérieur. Pouvez-vous revenir sur ce traitement de l’image, ce choix de composition et de montage ?
Avec le point d’écoute externe, je testais des plans, des cadrages et je cherchais des lumières et des ombres qui me captivaient et qui redonnaient un halo actif et critique à ces pétales colorés et à ma partenaire, Tomasa.
J’ai monté les images presque dans l’ordre chronologique dans lequel je les avais filmées, puis j’ai ajouté d’autres plans pour donner forme et précision au montage final. Avec cette première version, j’ai commencé à travailler sur le montage des bandes son, en prenant des notes pour allonger ou ajouter certains plans, dont les transitions et les compositions sonores qui se développaient organiquement pourraient avoir besoin. C’est ainsi que j’ai trouvé le rythme nécessaire pour dynamiser l’assemblage interne de ces images qui fonctionnent comme un journal de quarantaine.
De cette façon, n’importe qui peut suivre cet horizon sonore. J’ai envisagé ce court-métrage comme un geste émancipateur face à la tyrannie visuelle qui domine toutes nos croyances. J’ai voulu dépouiller l’image de son sens unique et précis. La concevoir comme faible et instable dans un format que je re-connaissais à nouveau.
Propos recueillis par Louise Martin Papasian
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Fiche technique
Argentine, Colombie / 2021 / 18’
Version originale : espagnol.
Sous-titres : anglais.
Scénario : Mercedes Gaviria.
Image : Mercedes Gaviria.
Montage : Mercedes Gavira.
Musique : Rosario Blefari.
Son : Mercedes Gaviria.
Avec : Mercedes Gaviria.
Production : Jeronimo Atehortúa (Invasión Cine).
Filmographie : The Calm after the Storm, 2020.
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