Husek est le deuxième film que vous tournez avec des membres de la communauté Wichí, dans la province du Chaco en Argentine (après Beauty, en 2012), et vous préparez aussi un documentaire avec eux (Our Demand, FIDLab 2020). Qu’est-ce qui vous a incitée à poursuivre ce travail sur les préoccupations de cette communauté ?
Quand j’étais étudiante en cinéma, j’ai commencé à me rendre dans la région du Chaco salteño pour faire de courts documentaires de commande ; j’y allais seule avec ma caméra et j’en revenais toujours ravie d’avoir découvert un espace si différent, puissant et créatif. En même temps, j’ai vite remarqué l’ampleur de la discorde entre le monde indigène et le monde occidental. Suite à l’un de ces premiers voyages, après avoir terminé le travail qui m’avait été confié, j’ai passé beaucoup de temps à réaliser un petit court-métrage d’animation. Je pense que cette expérience, totalement personnelle et indépendante, était une bonne façon d’affûter mon regard sur ce territoire qui semblait ne se raconter qu’à travers les thèmes du conflit et du manque, comme s’il devait se perpétuer ainsi, dans l’inconfort, et cacher sa puissance, sa capacité créatrice, sa résistance, sa beauté. Depuis lors, dans mes films, j’essaie de générer une fiction ou une expérience qui propose un espace pour observer ce désaccord culturel, ce dialogue rompu, et j’essaie de percevoir où celui-ci peut être réparé. Pour cela, il est essentiel de reconnaître la place centrale de la perspective indigène et ses multiples façons d’envisager d’autres manières d’habiter le monde contemporain.
Le film évolue à la frontière entre documentaire et fiction : il semble partir d’un cas réel d’expropriation, à partir duquel vous créez des situations fictives. Pouvez-vous revenir sur la construction narrative du film ?
J’aime beaucoup aller à la forêt, profiter du temps qui passe, vivre des moments de partage. C’est parfois là que me vient l’envie de faire un film. Généralement, le film naît d’une histoire que quelqu’un m’a racontée et qui se mélange de façon particulière avec des observations, des expériences directes, des conversations, des images, des pensées qu’on essaie de déchiffrer. C’est là que le projet commence, les choses se succèdent et fournissent la subsistance nécessaire pour construire le film. Parfois, le début ressemble à un appel qu’on ne comprend pas bien et qu’on peut même continuer à déchiffrer une fois le film terminé. Accepter de ne pas tout comprendre est, je pense, une clé importante de notre travail, aussi nous nous adonnons à ce jeu mystérieux qui ressemble tellement au moment où l’on pénètre dans les forêt.
Des membres de la communauté Wichí jouent aux côtés d’acteurs professionnels. Comment avez-vous choisi Leonel et Valentino, et comment s’est passée votre collaboration ?
Aussi bien pour Husek que pour Nosilatiaj, nous avons beaucoup travaillé sur le casting avec l’équipe, et nous avons abordé chaque personnage de manière très différente. L’expérience de la rencontre entre acteurs professionnels et personnes qui jouent la comédie pour la première fois, ajoutée à la rencontre interculturelle, devient un terrain très fertile pour le travail, une riche source de collaboration. Dans le rôle du jeune Wichí, Leonel Gutiérrez a été découvert lors d’un très grand casting organisé à La Puntana (communauté de Wichí). Leonel a travaillé avec Verónica Gerez d’une manière incroyable, je sais que c’était une expérience intense pour tous les deux, ils ont su construire une relation empreinte de tendresse et de solidarité, leur lien s’est construit d’une manière très particulière au fur et à mesure qu’il s’imprimait sur la pellicule. Le cas de Juan Rivero, qui joue le personnage de Valentino, est un peu différent, car lorsque nous avons écrit le scénario avec Osvaldo Villagra, qui est d’origine wichí, nous voulions déjà travailler avec lui. Ce fut une grande joie qu’un maître, une référence si importante pour nous et pour la communauté accepte de jouer dans notre film. C’est à ce moment que nous avons senti pour la première fois que nous tenions un film. Juan, qui interprète le personnage de Valentino, représente toute une génération de dirigeants Wichí qui ont commencé la lutte pour leur terre et pour la reconnaissance de leur langue ; une génération qui, comme on le voit dans Husek, commence à passer le flambeau aux plus jeunes. Ce processus a malheureusement été accéléré par la Covid19 durant ces derniers mois ; en effet, beaucoup de ces grands leaders sont morts de cette maladie, y compris notre cher Juan Rivero. Le film est dédié à sa mémoire et à celle du chef Valentino Díaz.
La première partie de Husek se déroule principalement dans les lieux de vie de la communauté wichí, puis le film prend ses quartiers en ville. Comment avez-vous réfléchi au montage (image et son), pour illustrer la rencontre entre ces deux mondes ?
Nous avons filmé la forêts et la ville avec la même caméra, monté les images de la même manière, tenté de faire correspondre les sons et les couleurs, mais malgré tout, ces deux univers restent différents. Nous avons cherché à souligner les éléments d’union, de contamination mutuelle, de rencontre, de contemporanéité. Ces lignes ne sont pas faciles à suivre, les ruines du territoire ancien qui se projettent depuis la ville en sont un élément-clé. Aussi, avec le montage, nous suggérons l’idée d’une porosité dans la partie de l’histoire qui se déroule dans la ville, où le monde indigène s’insinue également et le contamine en quelque sorte depuis une perspective plus subjective et humaine.
La question de la langue occupe une place centrale dans cette confrontation. Quand on leur parle en espagnol, Leonel et Valentino répondent parfois en Wichí Lhämtès, et certains passages ne sont pas traduits, tout comme le titre, Husek. Pouvez-vous commenter cet aspect ? Pourquoi avez-vous choisi de ne pas tout traduire ?
On retrouve là encore cette idée de porosité et de contamination, l’envie de dissoudre un peu les frontières, de comprendre que réparer le dialogue interculturel, c’est aussi écouter d’autres mots, même si on ne les comprend pas. Pendant que nous filmions, il est devenu de plus en plus évident que le conflit se manifeste également dans le domaine linguistique. Les autochtones parlent une autre langue. Communiquer en espagnol représente un effort énorme pour eux, et vous n’avez accès à cette perspective que si vous y êtes aussi confronté, dans la position de celui qui veut comprendre. La puissance de la langue wichí est grande, c’est une langue très vivante, elle est parlée par de nombreuses personnes qui la protègent et qui s’y réfugient aussi. Le jeu des traductions et des « non traductions » dans le film est une porte d’entrée vers cet univers de réflexion.
Différents systèmes de violence et de pouvoir sont représentés au moyen de la fiction : l’attitude des promoteurs blancs envers la communauté, la violence sexiste dont est victime Ana, a fortiori en ville. Cette dimension était-elle déjà présente dès l’étape du scénario ?
C’est vrai, je pense qu’il est de notre devoir de dénoncer cette violence, celle des contraintes institutionnelles, la violence historique, mais aussi celle du quotidien, le raciste, le machisme. La violence nous traverse tout le temps et la vie continue, mais elle blesse les gens et les liens qui les unissent. Nous devons prêter de plus en plus attention à ces événements. Cette tension est palpable dans toutes les scènes du film.
Le film a des connotations surnaturelles, liées en particulier à la figure du chaman, qui perturbe l’arrivée des promoteurs. Pouvez-vous commenter cette dimension du film ?
J’aime beaucoup la dimension surnaturelle de cette histoire, j’aurais aimé l’explorer davantage, mais ceci fera peut-être l’objet d’un prochain film. Dans le nord de l’Argentine, et particulièrement dans la zone tropicale, les présences surnaturelles sont réelles, elles se font sentir et se mêlent aussi aux mythes, aux peurs. Dans l’univers wichí, il y a les sorciers et aussi les êtres de la forêt. Dans l’univers urbain aussi, il y a un miroir brisé de la ville dans lequel personne ne veut se voir par peur du tremblement de terre destructeur qui menace et teste la foi des gens ; il y a aussi le mythique « el familiar », qui prend la vie des travailleurs, et puis toujours des présences, cette facette inexpliquée du monde qui émerge, qui se ressent et qui agit à tous les niveaux des croyances et de la vie.
La séquence finale offre un moment d’harmonie entre les hommes et la nature, lorsque deux femmes se moquent gentiment de deux hommes en train de pêcher. Pouvez-vous revenir sur la fin du film ?
Il y a une chose qui me plaît beaucoup au sein de ces communautés, dans cette culture populaire : le fait de toujours chercher le moment de détente, de savoir rire face à l’adversité, dans la douleur, comme un élan vital, c’est une façon de guérir, qui devient aussi un acte de résistance. En particulier dans les communautés, l’univers féminin sait rire, il sait guérir et c’est de cela que se nourrit le « Husek », l’esprit, le don des gens, leur bonne volonté, pour que ceux-ci puissent continuer à être de bonnes personnes. La fin du film est un grand moment de détente, de retour, de repli pour reprendre des forces avant de continuer.
Propos recueillis par Louise Martin Papasian