• Compétition Internationale

AFTERSUN

Lluís Galter

Dans la promiscuité estivale d’un camping balnéaire, un trio d’adolescentes épie un saisonnier dépressif qui se déguise en ours pour être la mascotte du camping. Leur imaginaire, stimulé par le récit glaçant d’un rapt d’enfant survenu quelques décennies plus tôt, les porte à se convaincre que quelque chose de louche se trame autour de l’homme. Entre exploration documentaire, récit initiatique, polar et conte de fées, Lluís Galter mêle dans la torpeur de l’été les registres narratifs pour construire un objet singulier, séduisant et malaisant. Espionnage par la fenêtre, oreilles collées aux portes, insistance sur des espaces vides : tantôt voyeuriste, tantôt détective, l’œil de la caméra jette le trouble sur les motifs a priori innocents d’une imagerie vacancière des campings dominée par le spectre des disparitions enfantines. Douches de fin de journée, sessions de plage, jeux de cartes… Redoublant l’inquiétante étrangeté de cette succession de motifs, la facture épidermique de la DV Pal se plaît au contact des corps bronzés, fusionne les jambes nues et les herbes hautes, noie dans ses pixels la silhouette nocturne d’un enfant perdu. À l’oreille, le Prélude à l’après-midi d’un faune féérise le tout, jusqu’à ce que les cris survoltés provenant de la piscine du camping l’interrompent brutalement. Les alentours marécageux invitent à des virées nocturnes transformées en exploration d’une jungle hostile. Le cri d’un butor d’Amérique devient la complainte inquiétante de fantômes enfouis dans les sables, où l’on finira par retrouver le garçon disparu. La trame synesthésique et morcelée d’Aftersun est celle d’un rêve d’enfant après une longue journée de vacances, où les découvertes sur la vie sexuelle des adultes s’enchevêtrent à la naïveté des jeux et les chroniques de faits divers aux légendes locales. C’est une dérive organique et étrange où les histoires se chevauchent, où des adolescentes à l’imagination débordante se défont de leur enfance en jouant à se faire peur.
(Claire Lasolle)Lluís Galter

Entretien avec Lluís Galter

Le point de départ d’Aftersun est un fait divers sur la disparition d’un enfant suisse, René Henzig, qui passait ses vacances avec ses parents à San Pere Pescador, sur la Costa Brava, en 1980. Comment l’avez-vous découvert, et quelle a été la genèse du film ?

J’ai lu cette histoire il y a une dizaine d’années, dans un livre publié par le médecin légiste Narcís Bardalet, un médecin bien connu dans ma ville natale, qui apparaîtrait plus tard dans Aftersun en tant que narrateur de l’histoire.
En fait, la genèse du film remonte à 2011, lorsque j’ai écrit un scénario avec Clara Roquet, qui s’appelait Holidaymakers. C’était, plus ou moins, un drame classique. Nous avons essayé d’obtenir de l’argent d’institutions cinématographiques, d’aller sur des marchés de co-production, mais nous n’avons obtenu que l’argent nécessaire pour faire un teaser avec une grosse mascotte grenouille se baladant dans un camping et de vieilles images de moi avec ma mère dans les années 80. Le projet a échoué mais ces deux éléments étaient inconsciemment importants pour Aftersun.

L’histoire de René Henzig, qui trouble et en même temps excite l’imagination des jeunes adolescents du camping, semble se reproduire à la suite de la disparition d’un autre enfant, Max Baumgartner. Cependant, le film s’éloigne des chemins de récit habituels pour suivre une approche plus impressionniste et sensorielle. Comment avez-vous travaillé sur la structure du film ? Avez-vous écrit un scénario à suivre ou le film a-t-il plutôt pris forme lors du montage ?

Même s’il y avait ce vieux scénario de 2011 dont je parlais, nous ne l’avons jamais relu lorsque nous avons décidé de tourner le film. En fait, Aftersun n’était même pas un film en 2017, au moment de commencer. J’ai demandé quelques subventions destinées aux arts visuels afin de réaliser un projet de vidéo expérimentale. L’enfant disparu était un point de départ, mais notre objectif était de jouer avec une caméra vidéo touristique, et d’explorer ses possibilités en essayant de tourner dans un camping comme si un événement très sombre s’était produit il y a des années.
Le premier été était surtout consacré à l’observation. Un enfant dans le sable, une mère et un enfant dans les toilettes du camping… Et quelques éléments bizarres, comme le processus de construction d’une tente en plans rapprochés et précis. Mais le deuxième jour, nous avons rencontré les trois filles. On leur a demandé si elles voulaient faire partie du film. Elles ont accepté. Nous les avons filmées en train de jouer aux cartes, et de faire des suppositions sur l’enfant disparu. Dans l’après-midi, nous avons entendu parler d’une petite communauté chrétienne hollandaise qui vivait dans le camping, et qui avait un gros ours comme mascotte. Nous avons décidé de le photographier. Les filles regardaient donc le gros ours ! Cette nuit-là, j’ai monté un premier montage de cette scène. Les filles jouant, les mains construisant la tente, l’ours se promenant. Le film commençait là, en quelque sorte. Je ne savais pas ce qui allait se passer ensuite, mais je savais comment je voulais procéder.
Après 10 jours de tournage, entre 2017 et 2018, nous n’avions aucune structure. Nous étions essentiellement en train de jouer et de nous amuser avec plusieurs genres cinématographiques (mystère, crime, fantastique…) à partir d’une base « documentaire ». Au cours de l’été 2019, nous n’avons pas pu tourner à cause d’obligations professionnelles, alors j’ai continué à filmer en famille dans un autre camping, et j’ai commencé à monter et à penser à Aftersun comme un possible long métrage. J’ai construit une chronologie du film avec beaucoup de lacunes que je compléterais l’été suivant.

Comment avez-vous choisi et dirigé les jeunes acteurs ? Ont-ils participé, d’une manière ou d’une autre, à la construction des scènes ? Et, plus généralement, comment s’est passé le tournage avec tous les participants ?

En ce qui concerne les jeunes actrices, nous avons mêlé un jeu spontané avec une mise en scène plus rigide et mécanique. Au montage, j’ai parfois mêlé un dialogue improvisé à une situation que nous avions tournée au départ dans un but différent. Même si le film comporte quelques séquences planifiées (lorsque les filles s’échappent avec la voiture), la plupart ont été créées au montage. Leurs personnages étaient en quelque sorte définis. Elles jouaient les détectives comme si tout était un jeu d’enfant naïf.
En revanche, pour les adultes, c’était différent. Nous les avons invités lors du deuxième été (2018). Leur rôle était toujours ambigu. Parfois, ils étaient en deuil comme des parents d’un enfant disparu, parfois ils agissaient comme des kidnappeurs, et parfois ils étaient simplement des travailleurs du camping qui traînaient dans le coin. Ils étaient tout à la fois, comme si le point de vue des filles tentait de regarder à travers leur corps pour découvrir qui ils étaient. La seule certitude est que, du point de vue des enfants, il y a quelque chose d’obscur dans ce couple d’adultes qu’ils n’arrivent pas à cerner. En outre, leur présence est parfois moins réaliste et assume certains clichés du genre. L’homme à la cigarette, la femme aux cheveux blonds. Le couteau, le pistolet, le téléphone, la boîte. Les adultes sont en quelque sorte les appendices des objets. Les filles fantasment sur une intrigue policière qui reste toujours plus intéressante que la réalité.

En plus des personnages incarnés par les acteurs, la caméra elle-même semble devenir un personnage à part entière, une sorte de détective qui ne suit pas d’indices spécifiques mais qui se promène librement dans cet univers. Pouvez-vous nous dire quelles sont les idées qui ont conduit la direction de la photographie, et abouti à la construction plastique du film ?

Aftersun n’existerait jamais sans cette caméra spécifique. D’une certaine manière, même si j’étais toujours derrière, l’appareil regardait le monde à sa façon et me montrait les choses d’une manière que je n’aurais jamais imaginée. Nous avons établi une relation étrange. Chaque été, j’imaginais encore un peu plus comment la caméra réagirait pour que mes indications soient de plus en plus précises. Le mystère du film commence là. Je ne savais jamais exactement ce que donnerait l’image finale. Cela m’a toujours fasciné et m’a poussé à rechercher la prochaine image. Avec les caméras HD modernes, cette ambiguïté n’existe plus. Tout est clair comme de l’eau de roche. Et ensuite, vous pouvez construire l’image à l’étalonnage. Je n’ai pas fait d’étalonnage, seulement quelques plans. D’une certaine manière, la direction de la photographie consiste plutôt à choisir une image ou une autre au montage et à les combiner ensemble pour obtenir un certain sens.
Ce n’est que l’été dernier que nous avons eu une petite LED avec nous, ce qui nous a permis de créer des atmosphères moins naturalistes, mais l’essence du film était de ne traiter qu’avec cette petite caméra à deux boutons. Le film commence comme un home movie avec ma femme et mon enfant. Donc, même si nous jouons avec le genre, ou si nous rendons le montage plus sophistiqué, le film doit garder cette âme-là.

Le film est tourné en DV PAL. Pouvez-vous expliquer le choix de ce support ?

Lorsque j’ai réalisé mon deuxième long métrage, La substància, nous voulions tourner des séquences à Cadaqués (Costa Brava) comme si elles avaient été faites par des touristes. Nous avons testé de nombreuses caméras, anciennes et nouvelles, et une amie m’a apporté la petite handycam de son père. Nous n’avons tourné que quelques minutes, et je suis tombé amoureux de ces couleurs et de ces textures. La vieille histoire de l’enfant disparu que j’avais écrite il y a 10 ans m’est alors revenue à l’esprit avec une nouvelle perspective.
De plus, comme le processus de réalisation de La substància avait été très dur et que je n’étais pas très satisfait du montage final, je me suis alors souvenu comment j’avais débuté dans le cinéma. C’était avec quelques amis dans les années 90, avec une caméra très similaire, le vendredi après-midi après le lycée, chez quelqu’un, pour tourner des courts métrages que nous ne terminions jamais. Nous nous sommes beaucoup amusés en essayant d’imiter les films que nous voyions, en faisant le montage avec la même caméra et en recyclant la même cassette à maintes reprises. Je voulais retrouver cet esprit, cette façon ludique, et sans préjugés de faire du cinéma, en retrouvant cette magie innée avec ces mêmes vieux amis.

Propos recueillis par Marco Cipollini

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Fiche technique

Espagne / 2022 / Couleur / 70’

Version originale : catalan, allemand
Sous-titres : anglais
Scénario : Lluís Galter
Image : Lluís Galter
Montage : Lluís Galter
Musique : Claude Débussy
Son : Sergi Custey, Raul Fernandez
Avec : Alex Moreu, Carmela Poch
Production : Lluís Galter, Albert Pons et Oriol Cid (Carmel).

Filmographie : The Substance, 2016. 70 Venezia Reloaded, 2013. H, 2012. Caracremada, 2010.