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LE BRUIT DU DEHORS
OUTSIDE NOISE

Ted Fendt

Au retour d’un séjour à New York, Daniela rend visite à Mia, son amie berlinoise. Le jetlag n’arrange rien à ses insomnies. Mia aussi dort mal, fatiguée « de ces jours vides où il ne se passe rien ». Quelques mois plus tard, c’est à son tour, accompagnée de Natasha, de passer quelques jours d’oisiveté dans l’appartement viennois de Daniela. Leur spleen désoeuvré est à l’opposé de la passion dantesque qui animait les personnages de Classical Period (FID 2019).
Sombre et inquiet sous ses airs de flânerie désinvolte, Outside Noise en est le contrechamp. C’est précisément la tension entre cette angoisse latente et la légèreté sobre et précise de la mise en scène qui fait la beauté de ce Stimmungfilm. Les dialogues, dont le cinéaste a partagé l’écriture avec ses comédiennes, tissent la toile serrée d’une autofiction où viennent se prendre les trois jeunes femmes. Prendre ou pas un thé, finir ou pas son mémoire de master, visiter un musée ou un autre dans des villes qui se confondent dans une même grisaille : l’existence, dans cette comédie triste de l’équivalence, semble réduite à faire du tourisme dans les limbes, à tourner en rond dans le bruit du dehors. Entre les mailles de l’étude de caractères se dépose un portrait de l’époque, d’un « temps en sursis », selon le titre du poème d’Ingeborg Bachmann que Daniela lira peut-être l’automne prochain – pour le moment elle n’y arrive pas. Il faudrait agir, dit le poème, se secouer, avant la venue des « temps durs ». Mais les femmes sont fatiguées et les hommes sont, au choix, odieux ou pénibles. La charleston, enseigné à Mia par un Ted Fendt malicieusement grimé en guide touristique cosmopolite et polyglotte, ne semble pas être la solution. Rien de tragique, certes, mais la question qui, dans le magnifique épilogue, ponctue cette tendre dérive, laisse flotter un parfum d’amère nostalgie : une vie romanesque, héroïque, est-elle encore possible dans une Europe sans histoire ?

(Cyril Neyrat)

Entretien avec Ted Fendt

Vos films précédents prenaient pour décor la banlieue américaine, et plus particulièrement celle de Philadelphie, où vous avez grandi. Après un bref plan séquence d’ouverture tourné à New York, Outside Noise nous emmène cette fois à Berlin et à Vienne. Pourquoi ce choix ? Plus généralement, pouvez-vous nous dire d’où vous est venue l’idée du film ?
Dans un premier temps, j’avais pensé tourner un simple court-métrage à Berlin, dans lequel le personnage de Daniela rendrait visite à Mia. Mais il se trouve que Daniela est venue visiter New York, et nous y avons tourné cette scène comme une sorte d’essai, mais aussi dans l’idée que son personnage pourrait rentrer en Europe après un séjour à New York, et s’arrêter à Berlin pour prolonger son voyage. Nous étions en 2016, je ne connaissais pas Mia et Daniela depuis très longtemps, mais je me suis tout de suite reconnu dans les propos que chacune tenait, et j’ai pensé que ce serait fantastique de faire un film avec elles.

Même si le film navigue entre les capitales allemande et autrichienne, les lieux conservent un certain degré d’abstraction, presque d’anonymat. Cela semble faire écho aux propos tenus à deux reprises par les protagonistes, sur le fait qu’elles ne veulent pas avoir l’air de touristes. Qu’est-ce qui a motivé ce traitement des extérieurs ?
Je voulais simplement laisser les lieux et leur présence parler d’eux-mêmes, comme des images projetées, et me garder de calquer les codes du roman. Et j’ai toujours trouvé cela condescendant quand un film tourné dans une ville européenne prend pour point de départ un monument facilement identifiable, afin d’aider le spectateur à se repérer. Pire encore, quand un carton indique le nom de l’endroit. J’ai adopté la même approche pour filmer les personnages.

À travers son errance constante, le film instaure une dialectique entre les extérieurs et les intérieurs, qui est d’une certaine façon déjà présente dans le titre lui-même. Qu’est-ce que ce « bruit extérieur » représente pour vous ?
Je pense que le titre est une sorte d’indice pour le spectateur, et je préfère laisser le champ libre à l’interprétation, si l’on peut dire. Ce détail est sans doute plus prétentieux que pertinent, mais j’ajouterai que le titre est tiré du chapitre consacré à l’insomnie dans le premier livre de Levinas, De l’existence à l’existant, qui est aussi le livre non identifié que Daniela lit à Berlin dans le film.

À l’occasion de la présentation de votre film précédent, Classical Period, ici même au FIDMarseille en 2019, vous avez dit que pour choisir vos acteurs, vous deviez d’abord remarquer chez un membre de votre entourage un trait de personnalité correspondant à une pensée, souvent assez vague, dans votre propre esprit. Quelles pensées vous ont amené à choisir les acteurs d’Outside Noise ?
Certaines remarques de Mia, sur le fait qu’elle se soit lancée dans un master sur un coup de tête, et d’autres remarques de Daniela au sujet de l’insomnie. Leurs paroles, et comment elles les ont prononcées. Je me suis retrouvé dans leur propos, j’étais intrigué, alors j’ai eu envie de faire un film avec elles et d’utiliser ces déclarations comme point de départ pour des personnages de fiction.

Daniela Zahlner et Mia Sellmann ont co-écrit le scénario avec vous. Comment avez-vous travaillé ensemble ? Et plus généralement, comment avez-vous travaillé avec les acteurs, qui conservent tous leur vrai nom ?
Au départ, j’ai gardé le vrai nom des acteurs parce qu’il me semblait évident qu’ils jouaient des personnages fictifs, même si je soulignais le côté documentaire du film en tournant en extérieur, dans des endroits que je connais bien. Mais il semble que cela prête parfois à confusion, certaines personnes pensent qu’ils jouent une autre version d’eux-mêmes, alors que ce n’est pas vraiment le cas. Désolé !
La conception et l’écriture du film sont le fruit d’une collaboration bien plus étroite que pour mes films précédents, même si je trouve que Classical Period allait déjà dans ce sens. J’ai d’abord écrit un scénario, qu’elles ont critiqué. J’ai alors écrit une deuxième version, qu’elles ont trouvée encore trop remplie de détails de leurs vies personnelles, et pleine de scènes plutôt médiocres. Je me suis donc remis à l’écriture, et durant les semaines précédant le tournage, nous nous sommes retrouvés à Vienne pour passer chaque scène en revue ; nous avons établi une liste de thèmes et de sujets à aborder dans chaque scène. Sur le plateau, elles arrivaient donc avec leurs propres dialogues et elles avançaient ainsi, de thème en thème, ce qui me laissait plus de temps pour me consacrer à la mise-en-scène et au cadrage avec l’équipe de tournage.

On vous reconnaît parmi les nombreux personnages croisés dans le film. Pourquoi avez-vous choisi de faire ainsi une apparition ?
La scène de la fête est une idée – peut-être pas la meilleure, d’ailleurs – qui nous est venue un peu au dernier moment. Notre courageuse directrice de production, Isabella, a héroïquement réussi à organiser cette scène avec un temps et des ressources limités, mais l’essentiel a été coupé au montage. Je ne trouvais personne pour jouer cet homme un peu agaçant invité à la fête mais, au fond, je savais que j’avais moi-même été comme lui par le passé, et que j’étais capable de le refaire.

Vers la fin du film, dans la scène où Mia parle de sa thèse à Daniela, vous évoquez la théorie des rites de passage et de la phase liminaire de l’ethnologue français Arnold van Gennep, qui semble résumer parfaitement l’état dans lequel se trouvent les divers personnages et qui fait écho d’une certaine façon à l’insomnie qui affecte l’un d’eux. Est-ce que ces théories ont accompagné ou influencé la réalisation du film d’une quelconque façon ?
Nous voulions une scène où Mia parlerait de la thèse, qui est mentionnée au début du film, et j’avais aussi dû couper une scène tournée à Berlin où il en était question. Il me semble que nous avons eu une conversation sur la scène, mais c’était à Mia de décider ce qu’elle allait dire dans le détail. C’est bien que vous ayez décelé ce lien dans cette scène, car ce n’était pas prévu spécifiquement, mais je trouve qu’elle a trouvé sa place dans la structure du film, qui en ressort renforcée.

Outre Arnold van Gennep, deux autres références littéraires sont mentionnées de façon explicite dans le film : Le Temps en sursis (Die gestundete Zeit) d’Ingeborg Bachmann et L’École des idiots de Sascha Sokolov, sur lequel se clôt le film. Pouvez-vous commenter ce choix ?
Je me souviens avoir lu une nouvelle de Bachmann, c’est peut-être ce qui a donné à Daniela l’idée d’inclure le poème. J’ai souvent essayé d’inclure des centres d’intérêt des actrices dans leurs rôles ; parfois, elles refusaient (à juste titre !), mais de temps à autre, elles acceptaient.
L’histoire que Stefanie raconte dans la scène finale est une histoire vraie : elle connaît l’ex-femme de Sokolov, qui habite justement à Favoriten, le quartier de Vienne où nous avons tourné le film. La veille du tournage, nous avons évoqué deux histoires qu’elle pouvait raconter, et elle a choisi celle-ci, qui lui semblait plus appropriée.

Propos recueillis par Marco Cipollini

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Fiche technique

Allemagne, Corée du Sud, Autriche / 2020 / 61’

Version originale : allemand.
Sous-titres : anglais, français.
Scénario : Daniela Zahlner, Mia Sellmann, Ted Fendt.
Image : Sage Einarsen, Britni West, Jenny Lou Ziegel.
Montage : Ted Fendt.
Son : Johannes Schmelzer-Ziringer, Melissa Dullius, Sean Dunn, Daniel D‘Errico.
Avec : Daniela Zahlner, Mia Sellmann, Natascha Manthe, Genevieve Havemeyer-King.
Production : Zsuzsanna Kiràly (Flaneur Films).
Ventes Internationales : Egle Cepaite (Shellac).
Filmographie : Classical Period, 2018. Short Stay, 2016.