Avec Of Girls, vous poursuivez votre travail sur l’invisibilisation des femmes, et sur les figures de militantes qui questionnent la place des femmes dans l’art et dans la société ; une thématique qu’abordaient déjà vos précédents films, Two Stones, Hier, ou plus récemment Obsada. Qu’est-ce qui vous a menée cette fois vers ces deux écrivaines japonaises ?
Il y a quelques années, j’ai été invitée à participer à une exposition au Musée d’art contemporain de Tokyo. À cette occasion, j’ai commencé à m’interroger sur l’histoire du féminisme au Japon. Je me suis aperçue qu’au cours du XXe siècle, de nombreuses revues avaient été créées par des femmes pour discuter de leur place dans une société qui était – et qui reste – éminemment patriarcale. L’une de ces revues s’appelait Nyunin Geijutsu (« L’art des femmes ») ; qui publia de 1928 à 1932 des articles de jeunes poètes et écrivaines, mais aussi des témoignages de femmes ouvrières, ancrant sa ligne éditoriale de plus en plus à gauche. En étudiant certains de ces textes politiques qui ont été traduits, j’ai beaucoup appris sur ce que vivaient et pensaient les femmes de cette époque. L’une d’entre elles m’a frappée en particulier : une jeune poète provocatrice, qui venait d’un milieu très populaire, avait exercé de nombreux métiers, mais qui avait fini par gagner sa place dans les cercles très masculins de l’avant-garde littéraire de Tokyo, à la fin des années 20. Quand j’ai vu que son nom revenait régulièrement comme source d’inspiration des films de Mikio Naruse, j’ai commencé à me pencher sur son travail. Elle s’appelait Fumiko Hayashi, était romancière, poète, et elle a eu beaucoup de succès en son temps. La curatrice extraordinaire avec qui je travaillais à ce moment-là, Kyongfa Che, m’a fait découvrir ensuite Yuriko Miyamoto, une autrice de la même période. Elle, à l’inverse, venait d’un milieu privilégié, mais c’était une socialiste engagée, et qui n’a pas infléchi ses positions pendant la guerre. Chez ces deux femmes, j’ai trouvé l’expression d’une grande fluidité de genre : Miyamoto a vécu une relation homosexuelle pendant sept ans, et Hayashi écrit sur le désir d’une manière très punk, qui n’est peut-être pas queer à proprement parler, mais où l’expression de son amour pour les femmes qui l’entourent est chargée d’érotisme.
Militantes, universitaires, artistes… votre casting est très diversifié.
Il y avait quatre ou cinq sujets que je voulais aborder spécifiquement à travers ces œuvres et prises de position féminines : les questions de féminisme queer ; le fascisme ; la guerre et les territoires occupés, en particulier l’Indonésie – à cause du passé colonial hollandais dans la région ; et, comme toujours, l’architecture. J’ai cherché des personnes qui pourraient me relier à ces différents sujets. Avant de pouvoir partir au Japon, j’ai eu quelques conversations en ligne avec des personnes que je connaissais de nom, ou qu’on m’avait indiquées. Mais la plupart de mes rencontres se sont faites à Tokyo, dans le mois qui a précédé le tournage. J’ai beaucoup appris des gens que j’ai rencontrés à ce moment-là. Comme toujours, une rencontre en appelait une autre, et peu à peu, j’ai pu inviter ces personnes à participer au projet. Le casting s’est construit comme ça, progressivement.
Vous croisez plusieurs textes de ces autrices dans le film. Comment les avez-vous choisis ? Quel a été le rôle du collectif dans ces choix ?
Tous les textes lus proviennent de Yuriko Miyamoto et Fumiko Hayashi, mais chacune des participantes du film s’approprie les questions que nous abordons ensemble d’une manière qui lui est propre. De Yuriko, nous lisons aussi bien des textes politiques que des lettres, ou des extraits de son journal, dans lesquels elle évoque sa relation lesbienne. Ariko Kurosawa a beaucoup travaillé sur la correspondance entre Yuriko Miyamoto et Yoshiko Yuasa ainsi que sur leurs journaux. De ces recherches, elle a tiré un livre publié en 2008, dans lequel elle aborde aussi la relation entre Yuriko et Yoshiko à travers le prisme du contexte politique de l’époque. Kanae Tanikawa et Yiqing, les deux jeunes femmes que l’on voit dans la scène du balcon avec Ariko Kurosawa, ont sélectionné des passages de ce livre qu’elles aimaient et sur lesquels elles souhaitaient réfléchir. On trouve également une conversation entre Kiyomi Sokolova-Yamashita et Greg Dvorak. Sokolova-Yamashita est une chercheuse en littérature qui a étudié les textes écrits par Fumiko Hayashi au cours de ses voyages dans les colonies pendant la guerre, en Indonésie notamment ; Dvorak est un chercheur basé à Tokyo, spécialisé dans l’histoire du Pacifique et les questions de colonialisme, de genre et de mécanismes de domination. Lui et elle discutent des positions de Fumiko Hayashi à partir d’une histoire particulière en rapport avec l’Indonésie. Dans la maison de Fumiko, dont l’architecte ukrainienne Veronika Ikonnikova (qui vit à Tokyo également) « lit » l’architecture, les extraits proviennent d’un texte de jeunesse que je connaissais parce qu’il a été traduit en anglais.
Des lectures, mais aussi des conversations, qui ont des échos contemporains et nous parlent aussi d’aujourd’hui. Pourquoi ?
C’était l’un des partis-pris initiaux du projet : il me semblait absolument nécessaire d’aborder la question du féminisme et des discours queer dans le Japon contemporain, et j’ai eu le sentiment que les figures de Hayashi et Miyamoto pouvaient y contribuer.
On retrouve, ici encore, votre intérêt pour les lieux et l’architecture. Au-delà de la maison de Fumiko Hayashi, comment avez-vous choisi les lieux de tournage ?
Pour ce qui concerne le lieu principal, Moto Eigakan, ce n’est pas tant l’architecture qui m’a guidée, que la présence de la toute petite salle de cinéma. Cette salle date des années 1950, et c’est aussi un clin d’œil aux adaptations de Fumiko par Mikio Naruse. Moto Eigakan a été rénové récemment par un groupe de jeunes architectes, qui lui ont donné cet aspect de bar rétro, où l’on se sent bien, le genre de lieu où l’on a envie de sortir dans le Tokyo d’aujourd’hui. Nous avons aussi tourné une courte scène à la bibliothèque Kanagawa de Yokohama, l’un des premiers projets publics de Kunio Maekawa, qui date du début des années 1950. Je voulais un lieu dédié aux livres, à la lecture et aux archives pour aborder les textes de Fumiko écrits dans les territoires occupés par le Japon pendant les guerres de Chine et du Pacifique. Le modernisme de l’architecture de Maekawa, typique de l’après-guerre, reflète assez bien la complexité des relations de pouvoir que Fumiko met en avant dans ces écrits.
Tout le film repose sur le principe du double écran. Qu’est-ce qui vous a intéressé dans ce procédé ? Comment l’avez-vous abordé ?
C’est très intéressant que vous parliez de double écran. Je ne l’avais jamais vu comme ça. J’essayais plutôt de créer un grand plan panoramique à partir de deux lignes d’images, où l’architecture reste dans une sorte d’instabilité constante, où les gens se dédoublent, ou bien se rejoignent dans des scènes où ils n’ont pas été filmés ensemble. La caméra n’est jamais fixe, ce qui était un moyen de s’assurer que cet effet fonctionnerait au montage. Et finalement, ce glissement et cette circulation constante ont pris tout leur sens au regard de la fluidité à l’intérieur et entre les sujets de conversation.
Propos recueillis par Nicolas Feodoroff