• Compétition Flash

TROUBLE

Miranda Pennell

Une étrange présence hante les images de la collection Crawford, de l’Institut d’Archéologie UCL, et se répand dans la ville de Londres : écho de la malédiction des Pharaons, une menace spectrale se manifeste sous la forme d’un mystérieux malaise. La recherche de Miranda Pennell sur les archives photographiques de la domination anglaise en Egypte et Iraq au début du XXème siècle est une enquête de détective, à la recherche des indices laissés malgré eux par les bourreaux que l’histoire a célébrés comme civilisateurs. Dans ces images de ruines, illustration de l’entreprise de connaissance et de contrôle impérialiste, Pennell découvre les cicatrices que l’archive a cachées : cicatrices jamais guéries par lesquelles le refoulé de l’histoire remonte pour mettre en crise le récit officiel. À travers ces fissures, ce sont les victimes de la colonisation anglaise (et européenne) qui reviennent du royaume des morts pour demander vengeance ; à jamais invisibles, elles se manifestent par le son, celui des films de terreur des années 50-60. En mêlant l’essai au cinéma de genre, Pennell construit une histoire de terreur terriblement réelle : les horreurs du passé et du présent se mêlent, fêlent la surface apparemment lisse de l’histoire pour en montrer toute la violence occultée, d’hier et d’aujourd’hui. Le malaise qui ronge le présent, c’est la malédiction de la colonisation. Elle nous oblige à regarder dans le noir de l’histoire et à soutenir le regard que celle-ci nous rend.

Margot Mecca

Ce film s’inscrit dans un projet de recherche plus large, consacré aux archives photographiques coloniales. En quoi consiste cette recherche et comment a-t-elle commencé ?

Elle a commencé avec Why Colonel Bunny was killed (2010), un film dans lequel je m’intéressais à l’histoire de ma propre famille et de ses liens avec le colonialisme britannique. En étudiant un récit de souvenirs de colon daté de 1909, j’avais été frappée par la ressemblance des images, du lexique et des préoccupations d’alors, avec ceux de la prétendue ‘guerre contre le terrorisme’ aujourd’hui. Le travail sur les photos d’archive s’est d’abord imposé comme une nécessité. Mais j’ai très vite été fascinée par le potentiel du film comme médium d’exploration de la photographie. J’aime beaucoup la façon dont un film peut forcer le spectateur à s’attarder sur une image ou sur un bout d’image, et le conduire ainsi à y relever des détails significatifs, ou à interroger l’origine, le mode d’apparition de cette image. Mes projets les plus récents se penchent sur les histoires conjointes de la photographie aérienne et des bombardements. Dans celui-ci, la nouveauté est l’emprunt aux codes du film de genre pour aborder des histoires difficiles et dérangeantes.

Vous vous mettez en scène comme enquêteuse, à la recherche d’indices qui feraient signe vers la violence dont ces images témoignent et/ou qu’elles dissimulent. Comment s’est passé le travail sur ces archives et avec l’institution qui les conserve?

 

Je me suis aperçue que les photographies aériennes de sites archéologiques (en Irak dans les années 1920, en l’occurrence) étaient comme « hantées » par le spectre de ce qu’elles ne montrent pas. Les pilotes qui réalisaient les vols d’observation et les prises de vue aériennes étaient aussi celles·ceux qui larguaient des bombes sur les villages. Je me suis donc mise à chercher dans les images des indices, des signes, qui pointeraient vers cette violence hors-champ. Certains paysages vus du ciel ressemblent à des gros plans sur un corps gigantesque et enflé, où les cours d’eau seraient des veines, et les fissures géologiques, des cicatrices ou des brûlures. Au départ, j’ai donc pensé qu’il serait facile de suggérer cette vérité que les photos dissimulent. Mais l’approche métaphorique a fini par m’apparaître comme une autre forme d’occultation. J’en suis arrivée à la conclusion qu’en utilisant ne serait-ce qu’une image d’un bombardement réel, ou d’un lieu détruit par un bombardement, j’aurais une figuration concrète qui vaudrait pour tous les autres cas similaires. Or, même cette image – que j’ai trouvée dans un catalogue de musée – ne traduisait pas la réalité. Finalement, ce sont les légendes écrites à la main sous les images qui se sont révélé les plus dérangeantes.

J’ai voulu que les archivistes de chacune des deux institutions figurent dans le film comme des personnages à part entière. D’abord, parce que je trouvais important de situer ces photographies dans les lieux spécifiques dont elles sont captives. Mais aussi parce que les archivistes sont pour moi des figures de passeur·euse·s très efficaces : elles·ils sont comme les gardien·ne·s du temple de la mémoire officielle.

Le film fait écho à la pandémie récente d’une manière troublante et originale. Est-ce la situation sanitaire qui a motivé votre exploration de l’imaginaire des films d’horreur orientalistes ? Et si non, d’où est venue cette articulation surprenante ?

Quand je travaille toute seule pendant de longues périodes, à ressasser jour après jour les mêmes images, je peux finir par ressentir de l’isolement, et quelquefois une certaine anxiété. Je me souviens que le deuxième confinement avait particulièrement aggravé cet état. Comme je n’avais pas le droit de visiter les archives, je les ai reconstituées chez moi. Je savais qu’une telle recherche, sur des images aussi chargées de violence, ne laisserait pas indemne la narratrice-enquêteuse que j’avais décidé d’être. Les images allaient vivre leur vie à l’intérieur de moi et me transformer au fur et à mesure du travail, et c’est à partir de cette expérience que l’histoire devrait être racontée.

Un jour, parmi les images de la collection, je suis tombée sur des vues aériennes extraordinaires des pyramides. C’est avec ces images que j’ai eu l’idée, et la possibilité, d’introduire une histoire parallèle des récits d’épouvante du type « malédiction de la momie ». L’exploration de ces mythes orientalistes au cinéma m’a permis d’articuler plusieurs couches de spectralité dans une même histoire : les villageois·e·s et leur descendant·e·s traumatisé·e·s par les bombardements britanniques, la mauvaise conscience des colons et leur crainte d’un soulèvement et d’une revanche des « autochtones », l’ombre des guerres plus récentes avec leur propre lot d’horreurs, et enfin, l’inquiétude de la réalisatrice elle-même.

Votre film est à la fois un essai politique et un film d’horreur. Comment s’est faite cette appropriation des codes du film de genre, en particulier dans le travail du son ?

Les fragments de musique sont empruntés essentiellement à des vieux films de momies et de vampires. Ce sont des bribes sonores qui visent à marquer le suspense, la menace, la tension dramatique… Elles m’ont permis d’échapper à la pesanteur rébarbative qu’on associe généralement aux archives, en faisant de la recherche une aventure dans un univers de drame et de mystère. Mais cette « autre » dimension reflète effectivement ce qu’a été mon expérience personnelle, au contact de ces images chargées d’un passé traumatique, que j’ai scrutées pour y chercher des indices, une signification… de sorte que je pourrais qualifier cette méthode de documentaire !

On entend parfois des fragments de dialogues, des exclamations ou des cris qui étaient incrustés dans la bande-son originale. J’ai pensé que je pourrais aussi bien utiliser des exclamations ou des phrases tirées de ma propre narration et les insérer à mon tour dans ces bande-son d’épouvante, ce que je fais dans la dernière partie du film.

Enfin, j’ai aussi utilisé des sons « naturalistes » que j’ai associés à de la musique atmosphérique. Les sons d’ambient marquent le passage d’un univers spatio-temporel à un autre – par exemple, de la chambre de la réalisatrice en 2023 à une rue de Mossoul photographiée en 1923. Par le son, on comprend que le monde extérieur se déverse dans la chambre de la réalisatrice-chercheuse-narratrice, et que la toile de son propre monde est fragile et pourrait se déchirer à n’importe quel moment.

La voix-off joue également un rôle déterminant. C’est votre voix qui nous guide à travers cette histoire, avec un équilibre subtil entre le registre du récit à la première personne, celui de l’essai à thèse, et celui de la fable d’épouvante. Comment avez-vous travaillé le texte, le ton, le rythme de la voix ?

Ma rencontre avec les images est toujours le point de départ de l’écriture de la voix-off. J’utilise mes expériences réelles de découverte d’une archive, d’exploration d’une image, et j’en exagère la dramaturgie pour la rendre communicable. En l’occurrence, je devais faire passer l’idée que ces beaux paysages avaient été le théâtre d’expériences traumatiques. Seulement, ce n’est pas mon trauma. Donc si la narratrice est elle-même hantée par ces images, son trouble ne doit pas occulter l’horreur vécue par les survivants des guerres coloniales. Le plus grand défi a été celui-là : m’inscrire dans une relation avec ces gens qui n’apparaissent que sous la forme de points minuscules sur les images, et au sujet de qui je ne sais rien.

J’ai voulu que l’ironie, l’humour, la tonalité ludique, permettent à cette narration plutôt sombre de rester engageante pour le spectateur. Les emprunts au cinéma d’horreur classique m’ont aidé à aborder un sujet difficile en l’intégrant à une esthétique qu’on associe à la fiction et au plaisir cinématographique. La familiarité avec les codes et les clichés du film de genre, ainsi que l’incongruité de la juxtaposition, facilitent peut-être la relation qu’on noue avec la voix du film.

Ce n’est pas seulement la violence du passé qui rend le film perturbant, mais aussi les manifestations d’une violence identique aujourd’hui. C’est particulièrement frappant dans la dernière partie du film, lorsque des commentaires laissés sur le site internet du fonds d’archive viennent interroger l’oubli ou la perpétuation des schémas de domination. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Je crois que les récits « historiques » n’ont d’importance que dans la mesure où ils sont susceptibles de déranger le présent. Les questions posées sur le site internet du musée par des visiteur·euse·s irakien·ne·s ou kurdes, et laissées sans réponse, sont des voix qui se joignent à celles des morts pour venir à leur tour interroger les images, les archivistes, et moi-même. Je me suis contentée de les amplifier. Le contraste visuel entre l’univers en noir et blanc des photos de 1924 et les couleurs de la section des commentaires du site internet, génère une sorte de choc temporel. J’espère que ce choc peut faire sursauter le présent, sortir l’ici-et-maintenant de la torpeur d’une histoire uniformément sépia…

Entretien réalisé par Margot Mecca

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Fiche technique

Royaume-Uni / 2023 / 33’

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LUX
Sophia Musa
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