Pour qui connaît l’œuvre singulière du grand cinéaste qu’est Ignacio Agüerro, ou ne serait-ce même que son dernier film, Como me da la Gana 2 (Grand Prix International du FID2017), il n’y aura aucune surprise à apprendre que son nouvel opus entreprend, une fois encore, de tricoter, très serré, le privé, l’intime, l’autobiographique – jusque dans ses secrets, d’un côté, et, de l’autre, le public, le manifeste, l’ouvert à tous les vents. Jamais je n’ai gravi la Provincia, dit le titre, parlant de cette montagne aux abords de Santiago, signale que c’est auprès de chez soi, dans son quartier, voire au croisement de quelques rues, qu’une ascension a eu lieu, que c’est dans cet espace familier et circonscrit que se présente aux yeux un splendide paysage, que se déroule le film tout entier, et l’existence elle-même du réalisateur. C’est pourquoi la caméra ne se lasse pas de répéter, les années passant, les mêmes panoramiques. De filmer les mêmes immeubles, rues, feux rouges, habitants, artisans, commerçants, clochards, etc., de photographier le changement des devantures de boutiques, d’enregistrer la stabilité de l’espace en même temps que le passage du temps. Mais aussi, à ces fétiches, rassurants repères, d’y accrocher des morceaux de vie sans autre signification que de magnifier le moment : un pied masculin, un ventre enceint, un enfant qui joue, la pluie dans le jardin, etc. Grâce extrême, fragilité constante, curiosité joueuse, le film avance par reprises et touches, comme un poème d’amour qui se méfie sans cesse des hauteurs. (J.P.R.)
- Compétition Internationale
- 2019
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NUNCA SUBÍ EL PROVINCIA
S’ouvrant sur un portrait urbain de votre propre quartier, Nunca subi el Provincia emmène progressivement le spectateur sur un chemin bien plus mystérieux à travers la mémoire et le temps. Comment est né le film, quelle en a été l’impulsion première ?
Il y a quelque temps, j’entretenais une correspondance manuscrite, ce qui se rapprochait selon moi du cinéma parce que tout ce que j’y racontais aurait pu se passer dans un film. Puis l’image d’une grue m’est apparue, installée au coin de ma rue, annonçant la transformation complète du quartier. Ainsi, le film est né du désir de filmer le rapport de ma maison avec le coin de la rue et du désir de raconter ça par le biais de lettres manuscrites. Le film est le prétexte à une lettre, ou vice versa. Ou mieux encore, le film est la lettre.
Pouvez-vous nous parler du tournage ? Comment avez-vous procédé ? Avec quels moyens humains et techniques ? Combien de temps a-t-il duré ?
La moitié de la durée du film correspond exactement à des archives personnelles, que j’avais principalement tournées moi-même. Le reste a été tourné sur plus d’une année, suivant le passage des saisons, avec une équipe constituée de trois personnes la plupart du temps, souvent de deux personnes et parfois d’une seule personne. Le montage tisse ensemble une matière très hétérogène, créant constamment des sautes temporelles, et une temporalité très complexe.
Quelle approche ou idée générale a guidé votre travail dans la salle de montage ?
J’avais en tête l’idée d’observer le coin de la rue, sans véritable objectif clair, et de réfléchir au rapport entre ma maison et le coin de la rue depuis ma maison, comme si c’était là que se concentraient les choix à faire. La maison en tant que salle de contrôle du film. Le fait de filmer correspondait à des allées et venues du coin de la rue vers chez moi et inversement, et en parallèle, j’écrivais des lettres. Écrire à la main avec un stylo sur du papier est un acte solitaire, qui entraîne un état de grande concentration, de mémoire et d’étude, qui stimule l’esprit qui s’évade. Ce processus mental est complètement cinématographique avec le passage arbitraire d’un moment à un autre, d’un espace à un autre. Le film devait alors retranscrire cet état de digression. La particularité du film est son rapport entre l’espace, très limité à l’échelle du territoire, et les distances mesurables, avec une dimension très ouverte dans le temps.
Cette matière très diverse comprend des séquences surprenantes tournées au Japon. Pourquoi les avoir intégrées au film ?
Toutes les images du train ont été tournées à Tokyo et les images sombres des enfants qui regardent Chaplin ont été tournées dans une école de la ville de Obanazawa. Elles correspondent à des images filmées lors de mon dernier séjour au festival de Yamagata. Je les ai utilisées dans le film parce qu’elles semblent correspondre aux images évoquées par l’esprit en état d’errance. Dans cet état, toute image peut s’intégrer au film. C’est comme si au moment d’écrire une lettre, la caméra pénétrait mon cerveau pour filmer ce qui s’y passe. On peut passer de la banalité d’un coin de rue dans un quartier de Santiago au vertige d’un train asiatique, sans explication.
En tant que cinéaste, faites-vous une distinction entre le portrait d’un quartier, à savoir votre coin de rue, et un autoportrait ? Comment avez-vous travaillé sur ce rapport ou cette résonance entre ces deux niveaux ou approches ?
Le portrait du lieu où je vis, qui comprend mon quartier, des connaissances et un étranger, est aussi un autoportrait. Je peux aussi affirmer que tous mes films sont des autoportraits, même s’ils n’en ont pas l’air. C’est cette question qu’il convient de se poser : qu’est-ce qui ne relève pas de l’autoportrait dans mon travail ?
Un des axes qui traverse le film est une correspondance. Pourquoi avoir choisi cette forme, quel rôle a-t-elle joué dans la conception du film ?
Comme je le disais, mon expérience de la correspondance dans ma vie réelle m’a fait sentir que l’acte d’écrire une lettre, quand on est très motivé pour raconter quelque chose à quelqu’un, est profondément cinématographique, parce que l’esprit est plongé dans un état d’exploration qui donne lieu à un flux d’images sans fin, en désordre, et l’auteur doit parvenir à en faire une narration. Donc bien que la forme film-lettre soit déjà largement utilisée, je voulais en faire l’expérience personnellement. Ma correspondance personnelle n’avait pas de but particulier, ce qui au final m’a permis d’échanger avec moi-même. Et c’est le jeu fictionnel que le film propose : écrire pour quelqu’un qui ne répond pas, laisser l’écrit au destinataire et écrire simplement pour le plaisir d’écrire, ne pas quitter cet état de digression, qui m’intéresse au plus haut point au cinéma.
Propos recueillis par Cyril Neyrat
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Fiche technique
Chili / 2019 / Couleur et Noir & blanc / 89'
Version originale : espagnol. Sous-titres : anglais. Scénario : Ignacio Agüero. Image : Matias Illanes,
Gabriel Díaz, ignacio Agüero. Montage : Sophie França. Son : Carlo Sánchez, Felipe Zabala, Claudio Vargas.
Production : MANUFACTURA DE PELíCULAS (Macarena López). Distribution : Macarena López.
Filmographie : Como me da la Gana II, 2016. El Otro Día, 2012. El diario de Agustín, 2008. La mamá de mi abuela le contó a mi abuela, 2004. Aquí se construye, 2000. Sueños de hielo, 1993. Cien niños esperando un tren, 1988. Como me da la gana, 1985. No olvidar, 1982.
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