• Compétition Française

Kitâb al-isfâr: Book of the Journey

« Que reste-t-il des émotions, des rêves, des désirs quand tout disparaît ? » Ainsi s’ouvre le film, avec cette phrase empruntée à J.M.G. Le Clézio, inscrite sur un ressac silencieux vu en contrejour. Ces mots irrigueront la quête et son parcours. Voyage, tout à la fois réel et intérieur, avec pour origine une expérience de la mort qui a ébranlé la cinéaste Baba Hillman il y a près de 40 ans, à l’occasion d’un accident de voiture, en route vers Malaga. Comment accueillir les visions de ce sursaut catastrophique, comment se saisir du bouleversement qui en a découlé et de l’expérience mystique qui s’en est immédiatement suivie ? Le film avance pas à pas, journal des questionnements qui se déplient selon des rencontres, en Espagne, puis menant, par rebonds, de Paris à la Norvège, des Etats-Unis à l’Ecosse, lieux évoqués par éclats, soulignés par la sensualité du 8 et du 16 mm. S’y ajoutent des bribes de voix, celle de Denis Gril, penseur de la mystique soufie, ou bien celle de l’artiste Mary Bauermeister. Le parti pris de cette quête spirituelle est celui de l’incomplétude, assemblage de fragments épars, qui entrent en résonance, bégaiements d’une pensée à la recherche d’elle-même. Cet entre-deux fragile et lacunaire joue des écarts et des abimes dans l’en-deçà des mots, ponctué d’images rendues à leur silence ou d’écrans noirs, comme autant de trouées et autant de seuils. Ce geste à l’inquiétude généreuse offre un film composé comme un poème, nourri des mots du maître de la mystique soufie, le poète et philosophe Ibn ‘Arabi, auteur de Kitab al-Isfar, le Livre du dévoilement des effets des voyages, selon qui « le voyage n’a de vrai sens que s’il apporte un nouveau commencement. En voyageant, le cœur devient le but du voyage. » (N.F.)
Baba Hillman

Dans vos films, vous explorez les relations entre la mémoire et le langage, ainsi qu’entre le corps et le paysage. Vous revenez sur un événement qui vous est arrivé il y a plusieurs décennies. Pourquoi cet événement en particulier, et pourquoi maintenant ?

Je travaille à l’instinct. Quand je réfléchis à ce que j’ai envie de faire ensuite, une histoire survient, elle s’impose à moi et m’attire irrésistiblement. Il y a sept ans de cela, quand j’ai commencé ce film, je savais qu’il était temps pour moi de revisiter cette histoire, de voir ce qu’elle pouvait m’apprendre. L’accident de voiture dans les montagnes au nord de Malaga est le point de départ, l’élément déclencheur, mais le mystère au cœur du film arrive plus tard, une semaine après l’accident, durant ces trois nuits de visions dans la chambre à Briales. Je voulais comprendre ce qui s’était passé là-bas, et voir où cela me mènerait. La première étape consistait à retourner en Espagne : pour moi, tout commence toujours par le lieu. Ayant grandi comme une étrangère, toujours entre deux cultures et deux pays, j’ai appris toute petite à chercher des éléments dans le langage ou la façon de bouger des gens dans un certain lieu, pour m’en inspirer et tenter de m’intégrer. Je retrouve encore cette tendance dans mon travail. Pour moi, faire des films est un processus de recherche, d’écoute, d’immersion dans le mouvement et l’histoire d’un lieu ou d’un récit. J’emprunte un chemin, je fais un détour, je regarde, je me déplace, je me laisse porter par le hasard, si l’on peut dire. Ce n’est jamais une ligne droite. Je ne sais jamais ce qui va se passer quand je commence, et je fais le film justement pour le découvrir. Cela dit, il ne s’agit pas non plus d’une quête sans but, j’ai des questions pour me guider.

Il y a de multiples niveaux dans Kitâb al-isfâr: Book of the Journey. Au début, vous mettez en scène une sorte de reconstitution du voyage d’origine, mais en mélangeant les temporalités, le passé et le présent. Pouvez-vous expliquer ce choix ?

Le film s’ouvre sur un retour, donc dès le départ certains mouvements sont circulaires, comme lorsque je tombe par hasard sur Mary Bauermeister, dont un professeur m’avait donné l’adresse il y a trente ans. Le passé n’en finit pas de se manifester dans le présent, mais avec quelque chose d’autre à révéler ou à dire aujourd’hui.

Lorsque je suis retournée en Espagne pour le tournage, je me suis installée dans les montagnes au nord de Malaga. La première fois que j’y suis allée, j’avais dix-neuf ans, je me rendais à Malaga au volant d’une voiture payée 20 marks dans un café à Ulm, pour ensuite rejoindre Tanger et Fez. En haut d’une crête, alors que j’entamais la descente, les freins ont lâché.

J’espérais retrouver cette route. Là où je séjournais, j’ai rencontré une personne qui m’a proposé de me conduire à Malaga pour pouvoir filmer en chemin. Depuis l’accident, j’ai le vertige sur les routes de montagne, et la voiture de mon ami était presque aussi bringuebalante que mon ancien véhicule. Il y avait plusieurs chemins possibles, et après quelques essais, nous nous sommes lancés sur la voie qui semblait la plus prometteuse. C’était une petite route sinueuse et étroite, avec des virages en épingle à cheveux, longeant une falaise abrupte. Quelques minutes après notre départ, j’ai reconnu cette route comme étant celle où j’avais eu mon accident, et j’ai commencé à filmer. J’ai senti la route et le passé me submerger comme une créature présente, et j’ai voulu intégrer cette sensation au film. Les représentations ne m’intéressent pas. Je veux installer des situations où quelque chose d’autre peut voir le jour.

 

Dans cette quête spirituelle, montée comme un journal intime, vous rencontrez de nombreuses personnes, parmi lesquelles Denis Gril. Mais vous insistez sur leur voix, à l’exception de Mary Bauermeister, qui apparaît beaucoup plus à l’écran. Pourquoi ?

Les conversations avec Denis Gril, Sidi Saïd et Mary Bauermeister ont à voir, en partie, avec la recherche d’un professeur et toutes les questions que cela soulève. J’ai contacté Denis Gril après avoir lu sa traduction du livre d’Ibn ‘Arabi, Kitab al-Isfar : Le dévoilement des effets du voyage. Pour ceux qui ne le connaîtraient pas, Ibn ‘Arabi était un mystique soufi et un philosophe connu sous le nom de Cheikh al-Akbar, « le plus grand maître ». Il a écrit près de 300 ouvrages, et Denis Gril a passé une bonne partie de sa vie à les étudier. Ibn ‘Arabi écrit que nous voyageons tous sur un chemin, que nous en soyons conscients ou non. Mais ce chemin ne peut être appelé voyage (safar) que s’il s’agit également d’une révélation, d’un dévoilement (isfâr). J’avais des questions au sujet de l’écriture sur les voyages, et de la quête d’un professeur, d’un maître. Denis Gril commence par parler des professeurs d’Ibn ‘Arabi en Andalousie et en Afrique du Nord, puis il passe aux professeurs de la nature : la pierre, le faucon, le chat, le lynx, le chien, l’abeille, etc. J’ai tourné beaucoup d’images durant nos échanges, mais lors du montage, je me suis rendue compte qu’entendre la voix de Denis Gril, plutôt que de voir son visage, me rapprochait de ce qu’il disait. La même chose s’est produite avec Sidi Saïd, un maître soufi que je rencontre plus tard dans le film ; lui aussi est surtout présent par la voix. Mais la situation était différente avec Mary. Elle et moi sommes très liées par notre passé, nous avons eu le même professeur dont nous continuons de suivre l’enseignement aujourd’hui. Mary a une maison et un jardin merveilleux, remplis de ses œuvres mêlant la lumière, le verre et la pierre, connectées à une sorte de charge énergétique qu’elle décrit comme des « fréquences ». Mary apparaît brièvement à l’écran, mais sa présence représente une rupture qui libère différentes énergies ; c’est l’effet que je recherchais.

Le film regorge de longues séquences silencieuses, de textes et d’écrans noirs. Pouvez-vous commenter ce procédé ?

Différentes langues interviennent dans le film, ainsi que différents styles et langages d’images : les langues parlées – arabe, espagnol, français et anglais – et le texte visuel en anglais. Chaque élément a sa propre charge émotionnelle et musicale, et les séquences silencieuses leur donnent de l’espace pour respirer. Je suis intéressée par la façon dont le fait de changer de langue change le positionnement de la langue dans la bouche, le rythme de la respiration ; parler une autre langue, c’est comme entrer dans un autre corps. Au montage, j’essaye de composer une partition qui incarne les émotions et les chemins que suit la pensée ; chaque élément apporte une sorte de corps ou de présence, donc ces choix sont tout à la fois physiques et musicaux pour moi.

 

Votre façon d’utiliser la relation entre les images et le son crée un espace mental très particulier pour le spectateur. Comment l’avez-vous conçu ?

Il m’a semblé qu’il fallait une certaine simplicité au niveau du son et des images, pour aborder les questions que je traite dans le film. J’ai enregistré les sons dans chaque espace : les rideaux de perles qui s’entrechoquent lorsqu’on ouvre une porte chez Denis Gril, les tambours et les trompettes durant le défilé à Malaga, un oiseau qui gratte son nid dans le jardin de Sidi Saïd, l’eau à Tarifa et la rivière Esk. J’ai utilisé une caméra silencieuse et un enregistreur numérique à part, c’est donc le son non synchronisé qui m’a permis d’expérimenter avec le son et l’image au montage. Durant le tournage, j’ai passé quelques semaines près de Bergerac et dans le Tarn, au mois de juin, pendant la moisson. J’observais comment sont faits les ballots de paille, je faisais de grandes balades dans les champs la nuit. Certains soirs, j’ai même dormi dehors parce qu’il faisait trop chaud. Il y a eu deux pleines lunes durant mon séjour, dont l’une était rouge. Il y a eu des orages, des éclairs. On entendait le chant des grillons et celui de nombreux oiseaux : des huppes, des alouettes, des fauvettes… Tous ces sons que l’on entend en se promenant dans les champs la nuit sont venus habiter l’espace de ces séquences.

 

 

Propos recueillis par Nicolas Feodoroff

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Fiche technique

France / 2020 / Couleur et Noir & blanc / 58’

Version originale : arabe, français, anglais, espagnol.
Sous-titres : anglais.
Scénario : Baba Hillman.
Image : Baba Hillman.
Montage : Baba Hillman.
Son : Baba Hillman.
Avec : Denis Gril, Mary Bauermeister, Ximena Kilroe, Sidi Saïd.
Production : Baba Hillman.
Distribution : Baba Hillman.

ENTRETIEN AVEC LA RÉALISATRICE