Still Life Primavera s’inscrit dans la longue lignée de vos films réalisés dans votre maison de Vattetot-sur mer. Il se singularise par le choix d’un unique cadre dont 24 variations se succèdent en 24 minutes. Quelle a été l’origine de ce film ? Qu’est-ce qui vous a conduit à cette forme, à ce protocole ?
Le 27 février 2024, je recevais, comme de nombreux cinéastes et artistes, un message de Narimane Mari m’invitant à faire un geste filmique qui prendrait sa source en Palestine, « dans ce qui fait tache sur les écrans de l’Histoire, quand des êtres sont ciblés par milliers par les frappes israéliennes », interdits de vivre sur leur terre. Mais comment si loin de la guerre partager leur angoisse de la mort ? Comment, depuis son jardin, résister aux pires malheurs du monde ? J’ai donné à Narimane pour son ensemble de gestes filmiques du nom de Somes Strings un Ex-voto pour Gaza, d’une durée de quatre minutes. J’ai voulu prolonger ce geste d’une durée de vingt-quatre minutes.
J’ai imaginé une action où je bougerais le moins possible. J’ai filmé une minute par heure, pendant vingt-quatre heures (sans dormir), ce premier jour de printemps, sans jamais changer la caméra de place.
Le dispositif consiste principalement en une fenêtre, qui donne sur le jardin. Quand il fait jour, différentes choses arrivent de l’autre côté de la vitre : des animaux apparaissent, la lumière et les couleurs changent au gré des variations atmosphériques. Mais quand il fait sombre, la fenêtre devient un miroir dans lequel se reflètent des choses qui appartiennent à l’intérieur de la maison. Pouvez-vous commenter ce double aspect de la fenêtre, et du film ?
Le jardin renvoie toujours plus ou moins l’image du paradis, avec sa nature docile et ses animaux domestiques ; pourtant la radio et les journaux vous rappellent toujours que l’enfer n’est pas loin.
En filmant, je savais mieux ce qui se passerait dehors que dedans (bien que surpris par la brume de mer). C’est un film empirique, un film-expérience, fait à l’aveugle. Je n’avais pas anticipé tous ces reflets dans la fenêtre de la nuit. Je n’avais jamais vu, par exemple, que des reflets pouvaient se superposer, comme des surimpressions naturelles.
Still Life Primavera : double titre, titre monté, ce que vous donnez à voir en le divisant en deux au début du film. Ses résonances sont multiples, mais domine l’impression d’un fort contraste entre ses deux parties : Still Life/Primavera. Pouvez-vous commenter ?
Une nature silencieuse de printemps et de mort.
Bien que le film ne quitte pas la maison, la fenêtre, la violence du monde, celle de Gaza, y parvient. Elle le fait de manière très indirecte – un écran d’ordinateur dans la nuit. On voit peu de choses ; on devine, on reconnaît. Pourquoi ce mode d’apparition ?
Il m’a semblé que cette façon très indirecte, par le reflet et par la nuit, de voir la violence du monde, donnait l’impression, la surimpression, qu’elle venait de notre nuit la plus profonde, la plus angoissante.
Pourquoi cette main qui vient se poser, sa silhouette se découper sur l’écran ?
C’est un geste spontané qui n’a pas été prémédité, auquel je n’avais pas pensé. Ma main a été attirée, aimantée par l’image. Comme si elle pouvait arrêter la guerre.
Still Life : vie silencieuse. Au son, le film est dominé par un silence qui semble être celui de la solitude – y compris le bruit de la machine à laver – mais aussi du recueillement. Cependant le film s’ouvre et se clôt sur une musique dont vous révélez l’origine au générique : Eyeless in Gaza. Comment avez-vous travaillé le son du film ? Tout le son est-il direct ?
Dans l’émerveillement du printemps dont tous les êtres jouissent, végétaux, animaux, humains, les bombes tombent au loin et résonnent dans la tête. Pas de véritable silence, pas de repos ! Le groupe britannique Eyeless in Gaza est apparu dans les années quatre-vingts, et je n’ai cessé de l’écouter. On peut l’entendre dans le film comme les fragments d’une ritournelle, celle de mon histoire, qui traverse l’Histoire. Le son, la musique, le silence et les bruits (ceux du quotidien qui échappe), je les ai travaillés au même niveau que l’image, en même temps, dans le même mouvement immobile du recueillement.
Propos recueillis par Cyril Neyrat