Dans votre film, vous explorez les frontières européennes sous leurs aspects les plus violents, arbitraires et subtils. Pouvez-vous partager la recherche qui vous guidé dans la conception du film ?
Il y a d’abord eu le désir d’aller voir de ce côté Est de l’Europe au moment où on apprenait que les gardes-frontières du continent, avec l’aide de Frontex, se lançaient dans une chasse aux migrants sous le prétexte que ceux/celles-ci auraient agi en « armes de déstabilisation » de la part du dictateur Loukachenko. Nous sommes arrivés en Pologne en mars 2022 pour des repérages. La guerre coloniale de Poutine contre le peuple ukrainien ayant débuté le 24 février, il était difficile de passer à côté de cette réalité. Dans le film, les deux contextes se sont entremêlés, mais il a été nécessaire de maintenir l’intuition de départ : raconter le présent selon un point de vue non-européen, celui d’un narrateur d’origine Hazara, peuple d’Afghanistan dont la discrimination s’est accentuée avec le retour des Talibans en 2021. Ce film est donc un travail au long cour sur la période s’étendant de 2021 à aujourd’hui, sans respecter forcément la chronologie et parfois en allant « à reculons »…
Dans le film vous utilisez du found footage ainsi que des images filmées par vous de “ce côté” de la frontière européenne, ces dernières images semblant une réaction, une réponse à ces images de violence de filmés au bord entre Bélarus et Pologne. Comment avez-vous avez élaboré ces différentes images dans le processus de fabrication du film ?
Très longtemps après le tournage, j’ai voulu donner un contrepoint aux images filmées à Varsovie et à Białowieża car elles exploraient la façade et la surface de ce qu’on voyait, sans rendre compte de l’envers de cette frontière. J’ai alors trouvé sur YouTube des témoignages directs ou indirects du voyage qu’entreprennent des migrant·e·s d’origine afghane, kurde, irakienne… – témoignages que j’ai voulu mettre en fragments, à côté de « mes » images. Certains sont issus de personnes anonymes documentant leur voyage, d’autre viennent d’agences de presse… Il m’a semblé important de donner une terre, un terreau provisoire à ces images déracinées, abandonnées à la possible manipulation des réseaux.
Le narrateur du film est Ahura Ehsas, poète et cinéaste, et la langue de sa voix est le dari, l’une des langues de l’Afghanistan. Pouvez-vous nous raconter ce choix ainsi que la collaboration avec Ehsas ?
À un certain point dans le montage j’ai imaginé une collaboration, à la voix off, avec une personne originaire d’Afghanistan dont le cheminement est similaire à la situation de celles et ceux qui sont passés par cette frontière. J’ai rencontré Ahura lors d’un tournage, et sa personnalité m’a semblé propice à une recherche sonore autour de sa voix, habitée par une musicalité et une mélancolie. J’ai écrit la voix off puis la lui ai faite traduire en dari en m’inspirant de nos discussions, afin de redoubler la distance qu’elle posait, et pour qu’elle déploie une forme d’intimité sans racines, qui dépasse le blocage politique.
Propos recueillis par Margot Mecca