Votre film est un portrait de Noah, une jeune personne trans qui lutte contre une dépendance aux drogues à Hambourg. Pouvez-vous nous dire comment vous l’avez rencontré, abordé, et comment vous avez décider de lae filmer ?
J’ai rencontré Noah plusieurs fois à la gare centrale de Hambourg avant de l’aborder. J’écrivais mon mémoire de master à la bibliothèque, située en face de la rue du « Drob Inn », le plus grand centre d’accompagnement en addictologie dans la zone de la gare centrale. La bibliothèque est un lieu familier pour les personnes qui vivent dans la rue. Les personnes y vont se reposer, charger leur téléphones et se réchauffer en hiver. De plus, beaucoup consomment de la drogue aux alentours du bâtiment. À un moment, je ne sais pas comment, je me suis pris d’obsession pour la zone de la gare centrale et j’y allais tous les jours, plus ou moins pour écrire mon mémoire. Je cherchais également un ami qui luttait contre une dépendance à l’héroïne et que je n’avais pas vu depuis longtemps. Petit à petit, j’ai rencontré de plus en plus de personnes qui vivaient dans le cycle de la dépendance à la gare centrale. J’ai mieux appris à en connaître certaines, et elles m’ont présenté leurs routines, leurs manières de gagner de l’argent et de se débrouiller, jour après jour. J’ai commencé à comprendre que les personnes qui vivent dans la rue et qui vivent avec la dépendance doivent générer beaucoup d’argent chaque jour. Certaines personnes doivent trouver plusieurs centaines d’euros chaque jour pour ne pas souffrir du sevrage. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré Noah. Il m’a demandé de l’argent dans la rue. Il portait ses gants cerise et un t-shirt punk. Après l’avoir rencontré plusieurs fois je lui ai demandé s’il voulait travailler sur un film avec moi. Il m’a donné son numéro de téléphone et dit que je devrais l’appeler. J’ai essayé, mais c’était le mauvais numéro. La fois suivante où nous sommes tombés l’un sur l’autre, il avait trouvé mon Instagram et savait que j’étais un vrai cinéaste…, ou du moins il avait apprécié les vidéos de skate que j’avais postées sur ma chaîne. Cette fois, il m’a donné son vrai numéro. Nous nous sommes vus et il m’a demandé pourquoi je voulais faire ce film, alors je lui ai raconté mon histoire – mon lien avec le sujet des drogues et de la dépendance de par d’un vécu familial très tôt dans mon enfance. Nous avons parlé pendant des heures et notre conversation a naturellement commencé à se porter sur la musique, le monde punk, l’art, l’anime. À ce moment-là j’ai su que je voulais que le film soit un portrait de lui.
Lorsque vous filmez Noah, iel vous taquine avec un tag qui dit « Art must heal » (« l’art doit guérir ») ; plus tard, vous lui donnez la caméra et iel vous filme pour la première fois. Comment travailler avec Noah a-t-il redéfini le projet original à mesure que vous le développiez ensemble ?
Quand Noah m’a montré le tag « Art must heal », ça a été un moment décisif pour moi. Noah avait été très attentif et attentionné. Cela m’a aidé à redéfinir ma responsabilité en tant que cinéaste de faire la différence entre la dépendance comme sujet socialement pertinent, et l’exploration artistique d’un traumatisme individuel – tout en réfléchissant de manière critique à mon propre positionnement dans le processus. À ce moment précis le film est aussi devenu un film sur notre relation. Je savais dès le début que mon art ne pouvait pas guérir Noah et ne devrait jamais s’y essayer. Mais quel rôle l’art avait-il à jouer dans le film ? J’ai décidé d’inclure Noah encore plus pour guider le chemin du film. Je lui ai acheté un appareil photo pour lui permettre de documenter le processus depuis son point de vue. Je me suis de plus en plus concentré sur les choses qui le définissaient vraiment et faisaient de lui ce personnage merveilleux. Il est passionné par le punk, la musique, la nourriture asiatique, les anime, et je suis très heureux que le film puisse montrer cette partie-là de lui.
Vous utilisez régulièrement des photos fixes dans le film, et au cours du film, nous nous rendons compte que certaines d’entre elles ont été prises par Noah. Pourquoi cherchiez-vous cette interaction entre les images fixes et en mouvement ?
La photographie était une bonne manière d’inclure Noah dans le processus de documentation et de travail commun sur le film. Mais il a principalement pris des photos de tags ACAB, ce que j’ai trouvé plutôt intéressant et que j’ai décidé d’inclure dans les crédits.
Faire des films devrait aussi être libre et amusant parfois. J’aime prendre des photos et expérimenter avec tous types d’images et de sons. J’aime la photographie et elle raconte parfois de meilleures histoires que les films parce qu’elle éveille l’imagination.
La Jetée de Chris Marker est l’un des meilleurs films jamais réalisés, et il combine photographie et son. Je vois l’écran de cinéma comme un espace à remplir, et dans le processus de montage, je peux jouer et expérimenter librement. J’essaie de faire des collages d’images en mouvement avec d’autres disciplines comme la photographie ou les éléments graphiques pour créer un sentiment spécifique auquel je m’identifie. Je veux inviter le public dans une expérience visuelle, et ainsi peut-être le sensibiliser au sujet. Un représentation ultra-nette de la réalité laisse peu de place à l’imagination et ne représente par nécessairement la sincérité ni n’exige tout l’attention du spectateur. Je pense que le cinéma devrait toujours viser un peu plus loin.
La musique est important au niveau du rythme dans le film, et dans une scène, Noah écoute ce que nous imaginons être votre propre musique. Comment avez-vous travaillé sur le rythme du film, et l’insertion de la musique, lors du processus de montage ?
La musique est un aspect très important de la vie de Noah, comme de la mienne. Même si nos goûts musicaux sont différents, c’était tout simplement intéressant d’en parler dans le film et d’échanger des chansons. Je trouve qu’il y avait plus d’espoir dans les chansons que m’a montrées Noah et c’est aussi pour ça que j’ai commencé à apprécier beaucoup plus qu’avant les groupes de punk allemand. Je n’écoute pas leur musique, mais j’aime qu’ils donnent vraiment de l’espoir aux jeunes.
Quant aux choix personnels des chansons utilisées dans le film… – j’ai probablement dix carnets remplis de noms de chansons et d’artistes écrits à la mains que je veux utiliser dans mes films à un moment. Il s’agit principalement d’artistes inconnus dont je suis le plus grand fan. Certaines choses peuvent être géniales avant de devenir grand public. Découvrir ces chansons lors d’une session internet tard le soir est un sentiment très épanouissant, qui devait être traduit dans le film d’une manière ou d’une autre.
Propos recueillis par Nathan Letoré