Votre film évoque la mémoire de l’Holocauste en Pologne et mêle plusieurs époques différentes, de la publication du livre Les Voisins en 2001, aux élections polonaises de 2023. Quel est le point de départ de ce film ?
J’étais une jeune fille quand le livre de Jan T Gross Les voisins a été publié au tout début des années 2000. Parmi ma famille et la diaspora polonaise en France et ailleurs, comme bien sûr en Pologne, le livre a été une sorte de déflagration, à plusieurs titres. D’abord parce que ma famille et leurs amis sont très puissamment liés à la Pologne, souvent comme militants démocrates. La démocratie polonaise a été le but de leur jeunesse dissidente, la lutte de leur militance en Pologne ou en diaspora. Cette lutte démocrate était intrinsèquement liée à un véritable lien au peuple polonais. Certains ont fait de la prison, d’autres ont beaucoup aidé, il y avait un sentiment de destin partagé. Donc comme polonais, la découverte de ce pogrome commis par des polonais pendant la guerre sur leurs voisins juifs les a beaucoup bouleversés, ils auraient préféré que ce fut faux, comme le dit un des personnages du film. Pour ceux et celles d’entre eux et elles qui sont juifs, c’est la conscience aiguë d’un partage intérieur d’expérience qui s’est révélé. Soudain, ils comprennent le sort de leurs parents, de leur famille, ils comprennent le silence autour de la mort juive en Pologne pendant la guerre. Pour ceux d’entre eux qui sont exilés, cet exil devient soudain polonais ET juif. C’était donc une séparation des destins, et une réunion dans la douleur, tout cela avec le temps qui se précipite vers le futur et l’oubli. C’était une sorte de situation historique au sens fort du terme, de torsion entre le passé et l’avenir. Je l’ai vécue depuis ce point de vue de la diaspora et j’ai vu ces bouleversements, les changements qui se sont opérés, et j’ai pris conscience à ce moment-là de l’histoire qui se fait, et de à quel point la vérité historique était une des conditions de la démocratie. Cela m’a beaucoup frappée la réversibilité des choses, la difficulté de se saisir de quelque chose de l’ordre de la vérité d’un événement, l’impact sur les vies sur plusieurs générations, la lenteur avec laquelle le monstre s’est révélé, la force du déni qui lui est opposée… Les discussions étaient sans fin, le passé revenait, entêtant, contre l’histoire en route.
Et puis l’histoire s’est imposée parmi nous, et nous avons muri, vieilli, grandi, avec cette nouvelle connaissance des relations entre les polonais et les juifs, et je pense que pour ma famille et leurs amis, cela nous a permis de se saisir d’un destin plus précis je dirais. Mais pour le pays, l’histoire n’a pas pu encore s’imposer. La vérité des Voisins est devenue une pierre angulaire politique, une ligne de démarcation entre le nationalisme et le progressisme en Pologne, et le nationalisme gagnait du terrain. Bientôt la Pologne pour laquelle se sont battus les démocrates devenait un pays néolibéral nationaliste à tendance fascisante. Et Les Voisins, cette histoire, a toujours été au centre des partages. J’ai finalement plus ou moins hérité de cette histoire car Jan T Gross est quasiment de ma famille, alors il y avait partout ces cassettes VHS de débats télévisés des années 2000 qui prenaient la poussière dans les appartements de la diaspora. Finalement ce récit en image et en son, ce récit au caractère quasi biblique pour nous- au sens que James Baldwin donnait à l’intérêt pour l’Histoire : « peut-être la plus mystique de nos tentatives », attendait d’être monté. Ensuite, logiquement, les historiens sont attaqués par la droite nationaliste, tandis que leurs recherches sur l’ampleur du crime progressent… Quand le pays se débarrasse finalement de l’extrême droite, en 2023, il me semble que c’est le moment pour faire le film. J’avais pensé depuis longtemps que Jan Gross était un personnage intéressant, ciné génique, avec un mystère, et que toute l’histoire était un peu comme un mythe, une lutte symbolique entre acceptation et oubli. Enfin, un film qui unisse les morts juives en Pologne était important, de sortir ces événements d’une mémoire à demi-racontée, mais dans la distance du temps et avec calme et détermination faire récit de manière souveraine, pour pouvoir peut-être réellement les enterrer dans nos têtes, leur donner une sépulture.
Comment avez-vous travaillé avec les historiens et historiennes qui œuvrent à la clarification de la vérité historique ?
Ils et elles forment une chaîne ininterrompue, leur engagement a une trentaine d’années, c’est l’essentiel de leur vie professionnelle. C’est vraiment depuis leurs archives dans les années 90 et 2000 que j’ai voulu qu’on les rencontre. Les filmer aujourd’hui dans le territoire qu’ils travaillent a permis de montrer l’invisible passé dans le présent de la Pologne, invisible parce que non-raconté, tronqué, ou menti. Chacun d’eux, d’elles, avait un territoire, un endroit. Le film a aussi opéré une sorte de topographie de leur recherche. Je dirais que pour elles et eux, penser ensemble une mise en scène qui incarne leur recherche a permis de partager l’humanité, la simplicité de leur geste.
Votre film montre un débat mémoriel qui ne passe pas. A-t-il été montré en Pologne? Comment a-t-il été accueilli ? Que veut dire la réalisation d’un tel film au vu des lois mémorielles répressives que vous évoquez dedans ?
Le film a été montré en Pologne au festival de Cracovie en mai 2025, deux jours avant l’élection présidentielle remportée de peu par un historien nationaliste ! Malgré la discrétion de la communication autour du film programmé mais décrié aussi, la salle était pleine de jeunes gens souriants, bien conscients, pour qui le mensonge de l’état est avéré. Je pense que le film fait partie des objets culturels qui peuvent agir à la constitution d’un front démocratique. Il y a cette insistance personnelle de notre part à tous, à moi et aux historiens, à Jan Gross surtout, et qui est aussi l’insistance de la famille Wasserstein qui revient en Pologne, qui ne peut pas laisser totalement indifférent si on tombe dessus, et qu’on vit en Pologne. Les récits du film sont bouleversants parce qu’ils changent l’imaginaire collectif, ils nomment ce qu’il s’est passé. Le but était de hisser les choses à l’endroit du partage, de sortir de la polémique. Je n’ai aucune idée de la vie future du film en Pologne, mais si la croisade de la « politique historique » de l’extrême droite reprend du galon, il en subira les conséquences. Ils sont allés jusqu’à attaquer un colloque d’historiens à Paris, et ils participent de l’assaut contre la recherche, contre l’esprit critique, ils haïssent ces mouvements émancipateurs et veulent les faire taire pour endormir leurs électeurs dans une vision infantile et héroïque du passé. Une guerre déclarée par de nombreux gouvernements des extrêmes dans le monde. Heureusement, on ne peut pas prédire l’avenir !
Votre film contient un archive remarquable: les vidéos familiales d’un survivant du massacre de Jedwabne, revenant des années plus tard sur place. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette archive ?
Shmuel Wasserstein existe pour moi et pour tous depuis le départ, puisque c’est son témoignage qui amène Jan Gross à statuer sur la vérité de ce qu’il s’était passé au village et dans la région. J’avais vu dans des reportages et films un petit passage d’une archive où il parlait devant le panneau du village. C’est pendant les repérages que je trouve chez Anna Bikont, l’un des personnages, une cassette du voyage de la famille, tourné- monté par le fils, Saul. Je ne l’ai visionnée qu’au montage. Nous avons été saisis par la beauté et la simplicité des plans de Saul, cinéaste qui s’ignore, qui filme le vide, qui filme depuis son expérience émotionnelle du trauma de son père, le voyage de la famille vers Jedwabne, leur séjour en Pologne à la fin des années 90, peu avant la sortie du livre. Cette famille désormais Costa Ricaine revient au pays, et n’y trouve que des fantômes anciens et le vide. C’est une archive qui m’a bouleversée d’abord parce que mes vacances en Pologne ont toujours eu cette identité trouble de « on se repose mais on se souvient, on retrouve, on se questionne, bref, on se fatigue » – un tragi-comique classique de mon enfance – depuis qu’on a pu retourner en Pologne en 1988. Les Wasserstein en vacances, ça donne des larmes et de l’émotion, ça donne l’absence. Ensuite, des récits de retour en Pologne après la guerre, des récits du néant, du vide, de la disparition du monde juif en Pologne, j’en avais beaucoup lu, et la caméra de Saul disait ce que d’autres avaient écrit avec la force de leur chagrin, et je pense que les plans contiennent ces mots. Ensuite ce sont mille détails, que nous scrutions dans la mauvaise copie laissée par Saul, détails prosaïques, photographie à l’instant T d’un retour réel et impossible à la fois. Une famille, ses membres, leur connaissance différente des choses, une transmission qu’on essaie et un caméscope pour se souvenir de comment on a essayé de se souvenir.
Propos recueillis par Nathan Letoré