Votre film est en partie une commande, et traite de la construction de la centrale hydroélectrique d’Ardnacrusha. Comment ce projet est-il né, et comment avez-vous décidé de faire évoluer cette commande dans la direction que vous avez choisie ?
J’ai été invité à réaliser un film par l’Irish Museum of Modern Art, dans le cadre de leur exposition ambitieuse et de grande ampleur Self-Determination: A Global Perspective, qui explorait l’émergence de l’ère des États-nations.
C’est un sujet qui m’intéresse depuis longtemps, et que certains de mes films précédents avaient déjà abordé. Comme souvent, je me suis plongé dans la recherche, et si je voulais au départ réaliser un film sur la centrale hydroélectrique d’Ardnacrusha comme symbole de l’indépendance de l’Irlande vis-à-vis du Royaume-Uni, j’étais également très intéressé par les développements politiques parallèles en Europe continentale, et par l’influence de la Révolution d’Octobre 1917 sur les projets de construction d’États-nations qui avaient émergé un peu partout dans le monde à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle.
J’ai donc décidé d’étendre le projet en une trilogie cinématographique intitulée The Broken Promises Trilogy, dont One Power for All the Land constitue le premier volet. Les deux autres films, Love and the End of Romance in Czechoslovakia et How We Lived Together and Apart, sont actuellement en postproduction.
Votre film alterne entre noir et blanc et couleur. Pourquoi ce choix ?
C’est quelque chose que j’ai fait à plusieurs reprises, et que l’on retrouvera aussi dans les deux prochains films de la trilogie. Dans le cas de ce film, c’est en réalité assez simple. Je voulais que la première partie fasse explicitement référence au cinéma soviétique des débuts, et au cinéma documentaire de la même époque — Eisenstein, évidemment, mais aussi Alexandre Dovjenko. Le film fait écho, d’une certaine manière, à un de mes films antérieurs, réalisé en 2013, et qui fut le premier que j’ai présenté au FID (We Are Not Like Them), lui aussi fortement influencé par le cinéma soviétique des origines.
En somme, j’essayais de réaliser le film sur Ardnacrusha qui n’a jamais été tourné dans les années 1920, au moment de la construction.
Pour la seconde partie, je souhaitais dresser un portrait de la centrale dans sa maturité, et il m’a donc semblé logique de la filmer en couleur. La plupart des images récentes que j’ai pu voir de la centrale ont été prises par des drones. Or je ne suis pas intéressé par les caméras-drones, et je trouve leur esthétique particulièrement dépourvue de grâce. Il m’a semblé plus cohérent, en lien avec la nature même de l’architecture, de tourner sur pellicule, avec une caméra posée dans ou à proximité de la structure. Cela me paraissait tout simplement plus juste.
Après une narration très construite dans la première partie, la seconde moitié de votre film laisse totalement de côté la voix humaine, narrative ou autre. Comment avez-vous conçu la bande sonore du film ?
Comme je l’ai dit plus tôt, je voulais mêler une réflexion sur l’Irlande en tant qu’exemple de la montée des États-nations au début du XXe siècle avec un portrait d’une centrale hydroélectrique industrielle en activité. Ce bâtiment, pour moi, est d’une beauté extraordinaire : une sorte de colosse édifié sur le plus grand fleuve d’Irlande, le Shannon, entièrement coulé dans le béton — ce qui crée un contraste frappant avec la campagne environnante. C’est un lieu très particulier, et les personnes qui supervisent et font fonctionner la centrale manifestent un attachement et une compréhension profonds de cet endroit. On a vraiment l’impression, sur place, d’être face à une merveille moderne du monde, et la puissance de l’eau y est incroyablement palpable.
Avec le recul, cela me fait penser à Moonwalk One de Theo Kamecke, même si ce film ne m’est pas venu à l’esprit durant le tournage. Je voulais que la centrale devienne le personnage principal du film, qu’elle puisse se décrire selon ses propres termes. Il ne me paraissait pas nécessaire d’ajouter un commentaire — le contexte plus large est déjà exposé dans la première partie.
D’un point de vue structurel, cela s’apparente à How I Became a Communist (FID 2024), qui débute par une séquence de vingt minutes sans aucun dialogue, où l’on suit une vieille femme dans une ferme. Dans ce film-ci, l’ordre est inversé. La structure architecturale elle-même devient narratrice, et chaque élément essentiel de la centrale est décrit visuellement.
Les objets, tout comme les miroirs, jouent un rôle central dans votre film, au point qu’une boîte figure au générique. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces objets et sur le choix de construire certaines scènes autour d’eux ?
Au cours de mes recherches pour le film, je me suis beaucoup intéressé au modernisme européen des débuts, en particulier à celui d’Europe centrale. La séquence du miroir rend hommage à l’Autoportrait quintuple de Wacław Szpakowski (1912) et à l’Autoportrait démultiplié dans un miroir de Stanisław Witkiewicz (1917).
Le miroir était un motif récurrent chez les artistes du modernisme naissant, et on le retrouve aussi bien chez Umberto Boccioni, Marcel Duchamp que Francis Picabia à la même époque.
L’un des films à venir de la trilogie étant centré sur l’ancien État de Tchécoslovaquie, je me suis beaucoup penché sur le cubisme tchèque, moins connu que celui développé à Paris à la même période. Les artistes tchèques et slovaques ont trouvé leur propre langage au sein du cubisme, un langage qui s’est étendu au-delà de la peinture et de la sculpture pour toucher aussi les arts décoratifs et le design d’intérieur.
La forme, bien sûr, était au cœur du cubisme, et les formes géométriques ou cristallines sont devenues des motifs clés pour ces artistes. La boîte à couvercle conçue par Pavel Janák en 1911 est l’une des œuvres les plus emblématiques du cubisme tchèque – une reproduction de cette boîte apparaît d’ailleurs dans le film.
Il m’a paru naturel d’utiliser ces formes et ces couleurs primaires dans le film, et de les confronter aux figures tutélaires de Marx et de Lénine, dans la mesure où nombre d’artistes modernistes européens ont été profondément influencés par la révolution bolchevique. La boîte en cristal de Janák m’a semblé être la boîte de Pandore idéale d’où émergent les conflits et énigmes persistants du modernisme.
Propos recueillis par Nathan Letoré