Pour celles et ceux qui ne connaîtront pas le mot, qu’est-ce qu’une moraine, et comment est venue l’envie d’en faire un film?
Constituées de débris rocheux entraînés par le mouvement du glacier, les moraines forment des bourrelets qui apparaissant nettement lors de son retrait. Elles sont composées de sédiments hétérogènes appelés tills : argiles, limons, sables, cailloux et blocs pouvant atteindre la dimension d’une maison. Ces sédiments recouvrent petit à petit les glaciers alpins qualifiés alors de glaciers noirs. Après différents repérages, j’ai concentré mon projet sur les moraines de la Mer de Glace particulièrement impressionnantes, mouvantes et bruyantes. Nommée ainsi à la fin du XVII e par un explorateur britannique pour sa similitude avec « un lac agité d’une forte bise et gelé d’un coup », la Mer de Glace est aujourd’hui un creux béant, empreint de sa masse glaciaire disparue, laissant place à un amphithéâtre morainique. Les géomorphologues explorent avec attention les traces et comportements mouvants de ces glaciers noirs, leur surface est compliquée à lire, elle évolue rapidement.
Là où Pacheû passait beaucoup de temps assis à décrire des paysages montagnards, Moraine est au contraire leste et agile, toujours en mouvement. Comment s’est fait le tournage, visant à rendre ce mouvement, mais avec les contraintes de déplacement et de cadrage de la haute montagne ?
Pour moi Moraine pousse un cran plus loin l’expérimentation kinesthésique amorcée dans Pacheû. Pacheû couplait des dialogues-lecture de terrain à des expérimentations gestuelles. J’ai voulu ici me concentrer sur cette recherche kinesthésique : comment rendre par l’image cinématographique quelque chose qui touche au sens du mouvement ? Pour pousser l’expérimentation, on a affiné le dispositif de tournage en se concentrant sur un espace singulier : les moraines de la Mer de Glace. En bivouaquant sur site avec une équipe de recherche (performeurs, chef opérateur et ingé son) avec qui je travaille depuis plusieurs années, nous avons pu pousser l’expérimentation (particulièrement complexe en milieu de haute montagne).
Arpenter des pentes abruptes ou des arêtes étroites, dévaler des terrains instables au quotidien, cela transforme le corps et s’imprime dans les muscles et articulations. Là où un marcheur inexpérimenté peine à trouver son chemin sans chuter ou déstabiliser le sol sous le poids de ses pas, Sarah et Laurent jouent avec le vide, la verticalité et l’instabilité du sol, à l’affût de ce qu’indique l’ensemble de leurs sensations. Comment rendre compte par le langage cinématographique de quelque chose qui se situe plus au niveau de la proprioception et de la kinesthésie ? Dans la tradition de l’étude du mouvement par l’image, je développe des dispositifs d’expérimentation chorégraphique et cinématographique précis. Les corps sont engagés dans la matière sur des zones relativement petites (un peu comme l’échelle d’un plateau de danse).
Comment avez-vous travaillé le montage de l’image et du son ?
En tant que vidéaste, le son est pour moi tout aussi important que l’image. Dans la recherche vidéo Moraine, on est d’abord venu relever l’enveloppe sonore de ce trou béant éventrant la montagne, transformée en véritable caisse de résonance. Avec mon ingénieur du son, nous avons fait des enregistrements ambisoniques de la Mer de Glace, mais aussi à proximité d’un autre glacier : en faisant face à la rupture de pente du glacier de Bionnassay où l’on entend une multitude de petits bruits d’écroulements et de variétés de résonances. Chaque glissement de graviers, chute de pierres, décrochement de sérac se brise et glisse sur des pentes plus ou moins longues, plonge dans différentes crevasses plus ou moins larges. Il y a un écart étrange entre le visuel de ce Léviathan de glace qui a l’air figé depuis des centaines d’années et le son qui laisse entendre son mouvement permanent et fait croire à une véritable cité en mouvement, invisible et souterraine. Ces sons existent à la surface et dans les aspérités de la Mer de Glace, mais sont masqués par le mugissement de la multitude des
cascades. Nous avons aussi relevé les différentes textures d’écoulements des bédières et de bruissements le long des murs de glace. Le montage puis le mixage sonore ont été un travail d’orfèvre pour tenter de partager la matérialité et la complexité sonore de ce milieu mouvant.
Propos recueillis par Jean-Paul Felley et Nathan Letoré