Votre film est, parmi d’autres choses, un jeu sur l’idée de la perte, petite en apparence, grande par implicite. Comment est-il né ?
Il est né de la cristallisation de trois intuitions ou désirs: Revenir dans le paysage de mon film précédent mais qui ne serait pas le même ; relire La lettre volée d’Edgar Allan Poe ; donner vie à une chanson. De La lettre volée, dont le titre original est The purloined letter où « to purloin » n’est pas voler mais « écarter, mettre de côté, retarder », j’avais retenu un dialogue, que je pensais central, que j’ai d’ailleurs filmé dit par Juliette Penblanc et Hugues Breton (mes complices cette fois encore), mais dés le début du montage j’ai su que le plan n’en ferait pas partie. Ne reste finalement du texte de Poe que l’équation, qui d’ailleurs n’y figure pas telle quelle, que j’ai recomposée pour le film. Et qui ne révèle rien. La moindre perte résonne avec de plus grandes, en convoque l’idée, c’est pourquoi le désarroi suscité et, dans le meilleur des cas, le soulagement ressenti sont souvent sans proportion avec l’importance de l’objet. N’importe qui a pu éprouver cela. Le jeu, lui, un certain type de jeu, est vital. Il permet de poursuivre, de ne pas être entièrement pris dans la nécessaire résistance (à l’effroi et au sentiment d’impuissance, sinon à la destruction), de distinguer de ces pertes foudroyantes le vide, le manque qui marque nos existences et les met en mouvement. Il est donc aussi question de quête. D’attention. De la présence des corps. De la naissance d’un geste.
La structure du couple semble fondamentale: les deux personnages, la reprise de la chanson… Pourquoi était-ce important ?
L’amour est très présent dans mon travail et il ne s’agit jamais d’un huis-clos, plutôt de la mise en jeu d’une multiplicité à partir du deux. Grâce à un jeu à l’intérieur de ce deux (comme dans Continûment…) et à un jeu de citation, ou de traduction, d’autres œuvres – ici, en particulier, ce double hommage au texte de Poe et à une célèbre sculpture. Le couple est seul dans le paysage, mais ce dont il est question dans l’unique dialogue de Jour après jour comme dans les lettres de Continûment…, c’est du monde. Le film s’est donc en effet en partie structuré du deux: deux containers, deux rituels d’enterrement, deux flamants, etc., et le deux est aussi présent dans La lettre volée (qui est d’ailleurs le deuxième texte d’une trilogie), mais il le subvertit aussi. L’équation par exemple est écrite à l’envers, énigme adressée, faisant exister la possibilité d’une multiplicité de regards. La chanson est bien chantée deux fois, mais par trois voix, puisque j’ai inscrit la mienne, comme celle d’une narratrice dont le récit aurait été jusqu’alors uniquement visuel et sonore. Et cela arrive en même temps qu’apparaît à l’image une constellation de traces de pattes d’oiseau sur le sable. Vous dites que la chanson est « reprise », et c’est le mot juste. Au sens kierkegaardien la reprise n’est pas répétition vaine, elle autorise qu’il y ait du commencement. C’est vrai aussi, il me semble, pour le plan du « Baiser ». S’il est d’abord vu par la fenêtre comme une scène intime, il se présente ensuite, inaccompli, s’ébauche – sur le lieu même où avaient été, très librement, interprétés les deux tableaux connus de Continûment… – mais dans un autre cadre, vertical, en un bref geste d’hommage et d’offrande. Mais je n’ai vu tout ceci qu’après. Un film est toujours pour moi en partie un pari.
Pouvez-vous nous en dire plus sur cette chanson que vous avez écrite ?
Cette chanson a une longue histoire, un peu folle et qui m’importe, que je ne peux pas raconter ici, mais dont il y a une trace, sous la forme d’un bref éloge du ratage (ou « autoportrait avec grive »), dans un film que le FID a accueilli en 2019, La pomme chinoise, dont la narratrice est une grive musicienne. Pour Jour après jour j’ai tenu à la récrire de mémoire, ce qui l’a bien sûr transformée. Hugues et Juliette ont proposé, pour leur interprétation, de varier les tonalités, et Violaine Willem et Haga Ratovo, alors de passage à Marseille, de m’accompagner en improvisant à l’alto et au piano. Le film est aussi le fruit de ces rencontres.
Propos recueillis par Nathan Letoré