Contretemps, votre vidéo-essai fleuve présenté l’an dernier au FID, consacré au soulèvement du Liban en 2019 et à son déclin, s’achevait par des travellings en voiture dans le Sud-Liban. No title documente la dévastation de Beyrouth sud et du Sud-Liban par les bombardements israéliens. Est-il juste de considérer No title comme un prolongement de Contretemps ? Qu’est-ce qui vous a poussé à monter en voiture pour faire ce nouveau film ?
Depuis que j’ai fini de monter Contretemps, c’est un enchaînement infernal, les massacres, le génocide qui n’en finit plus à Gaza, les incessants bombardements au Liban, d’abord « ciblés », puis la guerre totale en octobre-novembre 2024, les attaques quasi quotidiennes de l’armée Israélienne depuis le prétendu cessez-le-feu…
J’ai certes filmé depuis Contretemps, les nuits beaucoup, et Beyrouth constamment survolé par les drones ennemis, mais je n’ai commencé à filmer en pensant plus ou moins à cet essai qu’à partir de janvier de cette année. Plus ou moins, parce que je ne pouvais que m’interroger. Étais-je légitime ? J’ai été plusieurs fois dans les quartiers sud de Beyrouth et au Sud du pays, à commencer par le village originaire de mon père, m’assurant d’abord de l’état de sa tombe, l’immeuble au-dessus du cimetière ayant été bombardé. J’ai, disons, ce réflexe de filmer depuis une voiture, laissant le volant à quelqu’un d’autre. Quand je descends de voiture, je filme beaucoup moins. Peut-être me faut-il être en mouvement, je ne sais pas. Je n’ai pas voulu filmer directement les gens que je rencontrais, les gens que je connais, leur désarroi… Je ne pouvais pas mettre un appareil entre nous.
Le film est constitué très majoritairement de longs travellings avant qui serpentent de ruine en ruine dans la ville puis les villages détruits. Au fil des travellings, frappe le mutisme de No title. Un mot, « ici », qui ne dit à proprement parler rien, est répété trois fois. Pouvez-vous commenter ce mutisme et la répétition de cet « ici » ?
Que dire encore ? Ce n’est pas la première que je suis « témoin » du désastre. De nos calamités internes, civiles et inciviles, aux nombreuses agressions et guerres imposées par Israël… Que dire encore après près deux ans face à l’acharnement de cette machine à anéantir, tuer ?… Le mot « ici », je le porte depuis longtemps, non en opposition à l’« ailleurs », peut-être pour donner la réalité d’un lieu, d’un endroit, d’une géographie qui subit, et où je vis. Pour ce que ça veut dire dans l’immédiat aussi.
Pouvez-vous décrire et commenter le parcours que fait le film, depuis les rues de Beyrouth jusqu’à la grille du camp en ruines de Khiam, où Israël détenait des prisonniers politiques lors de son occupation du Sud-Liban ?
Israël continue d’occuper cinq points frontaliers en hauteur au Sud…
Pour être précis, j’ai filmé différents parcours dans les rues de ce qu’on appelle la banlieue sud de Beyrouth qui a subie plus d’un bombardement, où habitent plus ou moins un demi millions de personnes, dont quelques-unes de mes connaissances. J’ai filmé aussi plusieurs parcours vers le sud du pays, m’approchant de la frontière. De longs plans souvent, toujours avec ma caméra-téléphone. À chaque fois avec un ami au volant. Quand nous sommes entrés dans la ville de Khiam, quasi entièrement détruite, c’est instinctivement que j’ai dit d’un mouvement de tête, à mon ami Ashraf, d’aller à droite à une fourche. Je ne savais pas que cette route s’arrêtait face aux grilles de l’ancien camp de détention… C’est vraiment étrange que de filmer son propre désastre.
Entre les deux principaux mouvements du film, un long passage nocturne, habité par le hurlement des bêtes, s’achève sur une vue et un cartons consacrés au mont Hermon, dont on voit à l’horizon le sommet enneigé. À quoi correspond ce passage par la nuit et cette manière d’en ressortir, par le paysage et cette montagne-là, au loin ?
La nuit, plus d’une en fait, c’était juste avant et pendant la guerre totale d’octobre-novembre 2024. Juste avant, dans une montagne où j’aime aller, dans le Chouf, au sud-est de Beyrouth, les avions de chasse ennemis passaient sans cesse au-dessus pour aller bombarder soit la Bekaa, soit le Sud… En suis-je vraiment ressorti ? Le paysage inévitablement, comme à chaque fois quand il me faut reprendre un peu souffle, et cette autre montagne, le mont Hermon avec toute sa charge historique, mythique, à l’intersection de la Syrie, du Liban et de la Palestine… On peut voir cette montagne du village originaire de mon ami Ashraf, qui produit l’une des meilleures huiles d’olive du pays.
Pouvez-vous parler du travail du son ? Frappe la texture sonore très riche, très travaillée, de la première partie urbaine, puis l’importance donnée au son du drone israélien dont un carton donne le nom : « Heron Mk2 ». Quels on été vos partis pris pour élaborer le son de ce film ?
Il y a tout d’abord ce très riche morceau de musique de Godspeed You! Black Emperor qui ouvre dans le noir. Je n’ai utilisé que des sons propres à mes différentes vidéos et des enregistrements (toujours avec mon téléphone) que j’ai faits dans les nuits durant les deux mois de guerre totale. Le son du drone est chose quotidienne, parfois tellement présent qu’on pourrait croire qu’il est juste au-dessus de nos têtes. Aujourd’hui encore. Les Palestiniens à Gaza savent mieux que quiconque ce qu’est cet abominable son… Mon seul parti pris était de travailler à partir de cette manière brute que j’avais. Mon ami Victor Bresse, qui m’avait déjà aidé sur Contretemps, a réparti cette matière dans « l’espace », comprenant totalement qu’il ne fallait surtout pas en rajouter. Surtout pas de surenchère.
Le film s’achève par un carton qui ne cesse d’être d’actualité : « aujourd’hui encore ». Formule d’un désastre continu, dont la fin est inimaginable. Désastre dont vous insistez à produire ou partager l’image, la visibilité, que ce soit par vos « vidéos », comme No title, ou par votre activité régulière sur des sites politiques comme lundimatin, mais aussi quotidienne sur Instagram. L’image, la visibilité par l’image sont à la fois désespérantes et nécessaires, peut-être le seul recours face à l’impuissance. Quel est votre sentiment à ce sujet ?
Si tu pouvais entendre mon long, profond soupir… Akh, comme on dit chez nous, quand on ne sait plus comment exprimer notre peine. Je ne sais pas si les images, mes différents textes, mes différentes interventions, sont un recours, ou si elles ne disent pas plutôt encore plus la terrible impuissance. Le désastre est continu, sans fin, comme tu dis, des sables mouvants. Rien ne nous donne du recul…
No Title. Pourquoi ce non-titre ?
J’ai emprunté directement au titre du dernier album de Godspeed You! Black Emperor, NO TITLE AS OF 13 FEBRUARY 2024 28,340 DEAD. Le groupe se réfère évidemment à Gaza. En Arabe, No Title veut dire aussi « sans adresse ». No Title, peut-être comme on dit No comment, sans commentaire.
Propos recueillis par Cyril Neyrat