Votre film est tourné dans la prison des Baumettes, avec un groupe de détenus qui jouent un scénario écrit collectivement. Pouvez-vous retracer la genèse du film ?
J’ai été invité par Lieux-Fictifs et le Cnap à conduire un atelier cinéma avec un groupe de 9 détenus à la prison des Baumettes durant l’hiver 2024. On avait seulement 20 jours pour se rencontrer, trouver une idée, écrire, débattre, expérimenter, répéter et tourner un film ensemble. C’était un défi énorme compte tenu du contexte carcéral. En plus de la contrainte de temps, il fallait aussi composer avec des contraintes institutionnelles et un climat politique particulièrement pesant. Bien que familier de ce milieu pour avoir déjà tourné dans des institutions psychiatriques et pénitentiaires en France et à l’étranger, il me semblait difficile de réaliser un film en si peu de temps. Je pensais que l’atelier aurait pu se contenter de se donner pour objectif l’expérience collective d’un film à faire, mais sans obligation de résultat, sans pression, sans produit, et donc sans film. Pourquoi pas avec une caméra en bois ? J’avais en tête Deligny qui utilisait l’outil caméra avec des groupes de jeunes repris de justice pour les conduire à l’apprentissage d’une forme de sensibilité collective. La plupart du temps, ils tournaient sans pellicule, parce que travailler à faire un film ensemble était le seul objectif collectif réel. Pourtant, avec les gars des Baumettes, nous avons fait Notre père, avec beaucoup de concentration, de passion, d’intensité. Et quand je vois aujourd’hui l’émotion et la fierté sur leurs visage à l’issue de la projection, je me dis que c’est la fonction du film de restituer l’énergie et l’esprit qui ont conduit à son aboutissement. Ça valait donc bien le coup d’aller jusqu’au bout.
Les acteurs évoquent parfois le travail du jeu. Comment s’est fait ce travail sur le jeu avec eux ?
Je suis arrivé aux Baumettes alors que j’étais en train d’assister au procès des viols de Mazan. J’ai donc proposé aux gars - parce qu’on allait être une bande de gars, plus ou moins issus du même coin, à travailler ensemble dans une boîte noire pendant près d’un mois – qu’on réfléchisse ensemble à la construction de nos masculinités. Le cadre du procès dont j’étais imprégné me paraissait être l’espace théâtral absolu. Un concentré grotesque des positions et des excès de tous les jeux de rapports sociaux. Le projet initial était de faire un film sur le procès d’un homme de pouvoir, d’une figure générique du patriarcat, en jouant tour à tour tous les rôles du tribunal : le juge, l’avocat général, la partie civile, la défense, le public, la presse… Et l’idée est devenue littéralement une situation de confrontation entre un père de famille et ses fils au moment de la transmission de son héritage. Une configuration de tragédie typique. En fait, c’est un peu le conte du roi qui avait trois fils. Stéphane, qui jouait le père, a voulu s’inspirer du jeu de Marlon Brando dans Le Parrain, alors on a joué à fond sur la mise en scène que nous imposait le huis-clos en travaillant l’éclairage des visages comme dans le film de Coppola. La stylisation de l’image est devenue partie intégrante de l’espace de fiction et de jeu ouvert par le dispositif filmique. Ce jeu dont il est sans cesse question est évidemment celui qui permet, ou oblige, de se décaler de soi et d’occuper d’autres rôles que ceux qui nous sont habituellement assignés.
Votre film fait partie des films qui documentent leur propre production. Qu’est-ce qui a déterminé le choix du jeu entre couleur et noir et blanc?
Comme la vie en prison est pleine d’aléas et que nous n’avions pas beaucoup de temps pour travailler avec finesse l’écriture et le jeu de la fiction, l’idée s’est imposée de mettre en place un dispositif à trois niveaux confondant et entrelaçant la trame fictionnelle, les préparatifs où chaque acteur joue à donner chair et caractère à son personnage, et les entretiens individuels où chacun, à distance de son personnage et du groupe, se livre dans l’intimité de la confession à des réflexions personnelles et à une prise de conscience collective. Formellement, il s’agissait par un jeu d’alternance entre couleur et noir et blanc de distinguer les espaces et les temporalités propres à chacune de ces trois trames qui, si étroitement tressées, ne peuvent plus se partager entre fiction et documentaire.
Propos recueillis par Nathan Letoré