Comment vous êtes-vous retrouvé à cet endroit précis, soit dans le dos d’un des trombonistes d’un orchestre exécutant le Requiem de Mozart dans une église parisienne ? Qu’est-ce qui vous a amené là – vous, votre smartphone et sans doute le pied sur lequel il est installé ? L’intention de filmer ? De filmer quoi ?
Je suis allé entendre le Requiem de Mozart à l’Eglise Suédoise de Paris, sans avoir l’intention de filmer. Il s’est trouvé que j’ai pu m’asseoir au deuxième rang, face au côté droit de l’orchestre, où j’avais une vue rapprochée du tromboniste. C’était un emplacement qui offrait un cadre juste du musicien avec son instrument dans une parfaite diagonale. Je le vérifiais en voyant l’image sur l’écran de mon portable. Elle imposait la prise. Sans avoir de pied, le dossier du premier rang, où personne ne vint s’asseoir, servit de support au téléphone.
Tout cela était inattendu, offert sans être prévisible, dans une justesse de circonstance.
Le film est constitué de deux plans : le premier, très bref, saisit les musiciens avant le début du concert. Le deuxième, après le titre, est un plan continu de neuf minutes qui enregistre et fait suivre l’exécution de la fin de la partition. Pouvez-vous commenter cette structure, cette découpe ?
Le premier plan ouvre le film en montrant l’ouverture de la partition où fugacement, sur la couverture, on lit le nom du compositeur : Mozart. Le chœur prend place, les musiciens s’accordent, le tromboniste ajuste son instrument… Tiré d’une prise faite avant le début du concert, ce premier plan n’est pas cadré comme le sera le long plan suivant. Dans sa brièveté, il participe de la mise en place de l’orchestre avant que soit trouvé le cadre juste et que l’interprétation commence. La musique s’entend d’abord sur un long noir qui suit le titre du film. L’image n’apparaît pas avant que la partition développe une phrase musicale où intervient le trombone. Dès lors, jusqu’à la fin du Requiem, la musique s’entend et se voit telle que le musicien la vit.
Contre toute attente, ce film est, comme tous vos films, une comédie, portée par une allégresse, une légèreté. Elle se joue dans la profondeur, entre les visages et le comportement des musiciens, qui alternent entre action et repos. Malgré la simplicité du film, qui semble se contenter d’enregistrer l’exécution de la musique, une dramaturgie existe qui, liée à la partition tout en se manifestant pour elle-même, concerne le « rôle » du tromboniste : de très secondaire – simple figurant plutôt passif –, il prend de l’importance jusqu’à tenir un des rôles principaux. Est-ce ce qui vous a retenu dans la réalisation de ce film ?
Après une pose, comme un court répit, le tromboniste tourne la dernière page de la partition : c’est le final du Requiem qui termine le film dans l’accomplissement intense du dernier mouvement. Au sortir de l’œuvre, sous le vacarme des applaudissements, comme le geste de cet accomplissement (ou l’expression d’une délivrance), le musicien porte la main à sa tête.
À cette fin du plan, il émerge comme le personnage héroïque d’un film. Le film l’interprète autant qu’il interprète la partition de Mozart. La justesse de son interprétation musicale n’est plus tant à considérer que ce qu’il acte. Il tient son rôle, et le film se joue de lui autant que lui- même joue le Requiem. C’est peut-être ce double jeu qui donne au film sa légèreté.
Il y a quelques années, vous aviez déjà donné un nom latin, In memoriam, à un film en hommage à Chantal Akerman et en mémoire des victimes des attentats de Paris. Requiem : non plus la mémoire des morts, mais le repos de leur âme, sans qu’il soit précisé à qui ce repos doit être accordé. Honorer la mémoire, donner le repos et la lumière éternelle (comme le dit le texte en latin de la messe de Requiem), est-ce quelque chose que peut le cinéma, le cinéma tel que vous le pratiquez ?
Dans la création artistique, aussi bien la réalisation d’un film, c’est l’intranquillité qui provoque l’œuvre. Elle aspire au repos éternel en figeant la réalité. En cela elle assouvit une pulsion de mort. Par la durée du plan, la présence du tromboniste se renforce et l’isole, éloignant les autres interprètes, comme des figurants dans un arrière-plan toujours plus distant. Lui seul prend la lumière. C’est probablement cette impression qui m’a fait voir un film dans ce long plan séquence.
Dire un mot du Latin, c’est reconnaître que le plus souvent il n’est pas compris. Le parler, c’est en quelque sorte parler pour ne rien dire… et cela me plaît. Cependant il s’entend et perpétue le mystère de l’indicible. On le psalmodie, on le chante, et ce n’est pas chanter dans une langue étrangère puisque c’est la voix commune du sacré, comme le Slavon ou le Grec liturgique pour les Orthodoxes.
L’écoute musicale, la vision de l’image, découvrent un au-delà et ouvrent le passage. Le sujet s’y perd comme le tromboniste dans le cadre du film. Sa présence est sans motif, la prise l’a tiré de l’orchestre et l’en sépare. Il est aux anges, prenant seul la lumière par la justesse du cadre. Et lux perpetua luceat eis.
Dieu est artiste (et certainement géomètre).
Propos recueillis par Cyril Neyrat