L’aube se lève sur la barque d’un pêcheur doucement bercée par les vagues de l’océan endormi. Dès la première séquence, Leonor Noivo installe son régime attentif dans de longs plans propres à restituer le pouls de la vie. Si les travailleuses domestiques philippines, les Filipinas, ont déjà fait l’objet de plusieurs films qui s’attachaient à décrire leurs conditions de travail à l’étranger – l’Europe, le Moyen-Orient-, la cinéaste, pour son premier long métrage, choisit de les regarder à partir des Philippines. Ce, à l’aune de l’héritage de la colonisation espagnole. A l’écoute des paysages comme des gens, Bulakna donne une place à chaque personnage pour exister et brosse un portrait complexe et nuancé du pays, entre la douceur de l’air et celle des visages, l’instant présent étiré dans une atmosphère vaporeuse, et la pluie et le ciel gris qui ferment l’horizon. Dans le quotidien organisé autour de la subsistance – pêcher, préparer le poisson, vendre – se déploient des conversations qui laissent affleurer les raisons de partir ou de rester, l’attachement au pays et aux proches comme les possibles d’un ailleurs. Quelles sont les promesses faites à une jeunesse qui reconnaît pourtant la valeur de cette vie ordinaire, des traditions et des savoirs qui s’y nouent ? Quels sont les rêves crevés par la douloureuse réalité là-bas – la solitude, la dureté du travail, l’absence de vie privée ? Comment et pourquoi revenir ? Leonor Noivo tisse plusieurs fils et imbrique plusieurs registres dans son film ample et généreux. Bulakna s’affranchit ainsi d’une logique purement observationnelle pour ouvrir sur des séquences mises en scènes où se performe la résistance face à l’arrivée des colons, où se dressent les corps dans de beaux portraits, jeux de face à face réflexifs avec la caméra. De façon lucide et sensible, Leonor Noivo fait des Philippines le cœur d’un monde globalisé et de ses lois tout en offrant à ces femmes la possibilité de se raconter et d’y opposer leurs propres chemins d’émancipation.
Claire Lasolle