Fernlicht déploie un dispositif tout à fait intéressant en filmant exclusivement depuis l’intérieur d’une voiture. Pourquoi cette règle du jeu ? A-t-elle été l’élan qui a motivé le film ?
Filmer entièrement à l’intérieur d’une voiture n’a pas été une idée préméditée. D’ailleurs, le film lui-même n’a pas été prémédité selon la forme d’un texte finalisé classique ou d’une proposition formelle. Il s’est développé et a évolué sur une période de presque trois ans en écrivant, filmant, montant, réécrivant, filmant, re-montant, et ainsi de suite. Nous avons cherché le film dans un processus ouvert, collectif et créatif, comme s’il existait déjà autre part et que nous devions seulement le trouver.
Tout a commencé par le besoin de filmer un réveillon du nouvel an imminent. Sebastian Lawdig a eu l’idée initiale d’une séquence de livraison de cocaïne en taxi – ce qui est très courant à Berlin – de quelqu’un qui travaille alors que tout le monde fait la fête. J’ai adoré l’idée et j’ai décidé de la poursuivre. Nous ne voulions pas perdre de temps à postuler pour des fonds, surtout que nous n’avions pas encore une idée claire de l’endroit où pourrait nous amener ce processus. Cette décision nous a poussé à transformer nos limites budgétaires en choix stylistiques. Nous avons installé la caméra dans la voiture, pour être libres de nous concentrer sur la scène et tout ce qui se passait autour de nous, et pour filmer une séquence entière en une seule journée. Cette nuit-là est devenue inoubliable pour toutes les personnes impliquées. Voir Marie Bloching donner vie à la figure d’Alex était magique et c’est la raison pour laquelle nous avons décidé de continuer, et de filmer une autre séquence.
Puis nous sommes sortis de la voiture et nous avons filmé une grande fête de nouvel an où Alex essaie de vendre sa marchandise. Au vu de notre petit budget, ça a représenté un gros effort. Quand nous avons commencé à faire le montage avec Laura Bierbrauer, nous nous sommes rendus compte que ça ne fonctionnait pas avec le monde que nous avions déjà créé. Ça ne prenait pas de la même manière.
Nous sommes donc revenus à la séquence originale et nous avons essayé d’écouter attentivement ce qu’elle appelait. C’est à ce moment que la séquence mère est apparue. Nous l’avons filmée et elle a fonctionné. Elle nous a paru tout à fait naturelle. Ensuite, nous avons filmé un flash-back de l’enfance d’Alex, encore une fois hors de la voiture. C’était une scène forte, mais à nouveau, elle ne fonctionnait pas avec le reste.
C’est à ce moment là que nous avons senti que nous devions prendre une décision radicale : filmer l’intégralité du film à l’intérieur de la voiture. Une fois cette décision prise, le reste s’est tout simplement mis en place.
Les dialogues sont savoureux. Quelles ont été les étapes d’écriture ? Est-ce un processus au long cours, par strates ? À plusieurs mains ?
Comme nous savions que nous n’avions qu’une journée de tournage par séquence, nous devions nous assurer d’obtenir tout ce dont nous avions besoin pour continuer d’approfondir le monde d’Alex dans cette journée-là. Nous avions de longues périodes de préparation pendant lesquelles Sebastian et moi commencions par parler du contexte émotionnel, d’où nous venions, où nous allions. Nous lancions des idées et regroupions des commentaires de nos deux côtés dans un grand pot commun de sentiments, de thèmes, de choses qui se passaient dans nos vies ou que nous avions observées récemment. Ensuite, nous essayions de voir comment ces choses pouvaient être reliées au monde d’Alex. Puis Sebastian prenait tout et s’enfermait, pour revenir quelques semaines plus tard avec des scènes et des dialogues incroyables et intrépides.
Le film tourne autour du personnage principal, Alex, joué par Marie Bloching, qui fait une performance remarquable. Avez-vous élaboré ce rôle ensemble ? Quelle place a été laissée à l’improvisation ?
J’avais déjà vu Marie à un dîner de Pessah, mais nous n’avions pas eu l’occasion de parler ce jour-là. Quand nous cherchions une actrice pour le rôle d’Alex, une connaissance commune m’a parlé d’elle. En un instant, il m’a paru très clair qu’elle était Alex, qu’elle devait l’être. Ça a fait tilt. J’en ai parlé avec Sebastian et Leo Geisler, et ils étaient entièrement d’accord.
J’ai ensuite rejoint Marie dans un café, et j’étais anxieuse à l’idée de la convaincre de faire quelque chose d’aussi fou que tourner avec nous dans une voiture pendant le nouvel an. Mais étonnamment (ou peut-être pas), elle a été ravie par l’idée. Nous avons parlé d’Alex et de son monde émotionnel, mais une grande partie s’est faite de manière plus intuitive. Je pense que nous avons toutes les deux senti que nous pouvions nous faire confiance, et que nous avions une vision similaire du rôle. Marie et moi avons choisi la tenue d’Alex : rouge et rose. Quelqu’un qui n’essaie pas de rentrer dans le moule, qui nage à contre-courant et qui, de cette manière, devient profondément authentique et vulnérable. Au cours des scènes, nous avons simplement été témoins de son incroyable talent.
De la place a été laissée à l’improvisation, principalement liée à ce qui se passait en dehors du monde scénarisé et sous contrôle, c’est-à-dire tout ce qui se passait en dehors de la voiture. Mais les dialogues sont globalement restés tels que dans le scénario.
En quoi cette contrainte de l’habitacle de voiture vous a-t-elle intéressée pour le travail du corps et du visage ? Comment a-t-elle influencé votre travail à la caméra ? Pourquoi toujours le même placement de caméra ? Comment Marie Bloching s’en est saisi ? On peut entendre les autres personnages, mais pas les voir, puisqu’ils sont dissimulés à la vue. Pourquoi ce choix ?
D’une certaine manière, l’intérieur de la voiture est devenu l’intérieur d’Alex. Les différents sièges qu’elle occupe reflètent son positionnement dans les différentes constellations et situations : comme conductrice de sa propre vie, comme fille, sœur, et amante. Les voitures changent, mais elles restent son lieu sûr dans un monde menaçant. Elles traversent son histoire comme des vecteurs habités par son âme.
Notre approche stricte de la caméra – le fait de placer la caméra à un seul angle par séquence, toujours dans un seul siège, toujours sur Alex, faisant des jump-cuts entre les scènes – provient initialement de notre besoin d’économiser le tournage. Mais nous avons vite réalisé que cela nous permettait de jouer de manière créative avec les limites du cadre. Nous nous sommes mis d’accord sur le fait que le dispositif devait être visible.
D’une part, dans certaines scènes Marie pouvait interagir avec le cadre de manière joueuse, entrant et sortant de l’image. Puis nous étions entièrement concentrés sur elle, immergés dans son monde intime. Il y avait de longues scènes lors desquelles Alex écoutait et réagissait plus qu’autre chose, et d’une certaine manière, nous ne nous lassons pas de la regarder uniquement faire ça. C’est quelque chose qui révèle beaucoup plus de son état d’esprit intérieur, de la manière qu’elle a de recevoir le monde.
En même temps, la présence des autres personnages – qui animent généreusement l’espace off – en deviennent d’autant plus palpables, tandis que le spectateur a seulement accès à leurs voix et à une image d’eux fragmentée. Le spectateur est invité à compléter ce qu’il manque avec sa propre imagination, sa propre archive. De cette manière, l’espace off devient un espace de projection et avec un peu de chance, le spectateur devient un autre collaborateur du film.
Le film est fait de cinq séquences non-chronologiques. Cette division en tranches de vie a-t-elle été claire dès le tournage ? Quel rôle la phase de montage a-t-elle joué dans la structure du film ?
La phase de montage a été cruciale dans le processus créatif, puisque nous avons monté le film parallèlement à l’écriture et au tournage. Même si notre concept autour de la caméra a amené une certaine linéarité au montage, le processus a été très méticuleux. Chaque coupure faite par Laura était très délibérée. Chaque prise de vue était considérée. Dès qu’une séquence arrivait dans la salle de montage, elle affectait toute la structure, et nous devions réajuster les séquences précédentes par rapport à la nouvelle.
Quand nous nous sommes rendus compte que nous avions filmé sur différentes saisons, nous avons pensé que cela pouvait être une bonne idée de réaliser la structure du film à à rebours – automne, été, printemps – comme une décision qui reflète le chemin d’Alex à travers la mémoire. Mais nous n’avions pas filmé dans cet ordre-là. Quand nous avons enfin filmé les dernières scènes (la séquence d’été dans le Uber) et tout assemblé, nous nous sommes rendus compte que l’arc dramatique ne fonctionnait pas avec le point culminant émotionnel placé au milieu du film.
Nous avons ensuite décidé que la logique émotionnelle et la chaîne associative qui connecte les séquences étaient plus importantes qu’une structure rationnelle. Nous avons changé l’ordre qui n’était donc plus chronologique, et tout s’est articulé d’un coup pour créer ce que nous cherchions. C’est seulement à ce moment que nous avons su que nous tenions notre film.
Propos recueillis par Claire Lasolle