Vous parlez du rêve d’un film comme genèse du projet. Est-ce un élément du scénario ? Comment le film est-il né ?
Le film a commencé à prendre forme dans mon esprit la première fois que je suis allé à Berlin. Il y a quelque chose dans la ville – sa relation avec les animaux comme les renards et les corbeaux, la manière dont elle se fond avec la forêt – qui m’a profondément touché. J’ai vraiment fait un rêve dont je ne pouvais pas me souvenir, mais j’avais pris des notes, et c’est devenu le point de départ du film. L’idée était d’essayer de suivre ces traces pour tenter de reconstruire le rêve. C’est de là dont vient la phrase qui apparaît dans le film : faire un film afin de se souvenir d’un rêve.
Des entretiens avec des scientifiques ponctuent le film. À quel moment du processus d’écriture sont-ils devenus impliqués ? Comment avez-vous sélectionné les domaines de recherche ?
Au début, je n’avais pas l’intention de montrer des humains dans le film. Je voulais filmer des institutions et des animaux. Mais pendant la phase de recherche, j’ai commencé à faire beaucoup de lectures sur le comportement animal, la philosophie de la science, et la biologie, et je suis tombé sur des études qui m’ont profondément affecté – comme par exemple découvrir que, dans un laboratoire de physique à Buenos Aires, des chercheurs écoutaient les rêves et les cauchemars des oiseaux.
Bien que ça soit mon premier long métrage, je travaille sur l’écoute et le rêve depuis de nombreuses années, à travers différents travaux. Donc, j’ai décidé d’interviewer quelques scientifiques que je trouvais particulièrement captivants, mais au début je pensais que cela allait simplement faire partie du processus de recherche. J’ai filmé les entretiens au cas où, sans être sûr qu’ils se retrouveraient dans le film. C’était aussi une manière de me rapprocher du monde des scientifiques, d’accéder à leurs environnements de travail, leurs écosystèmes, leurs laboratoires.
Je n’avais pas non plus prévu d’apparaître dans le film. C’est seulement arrivé dans les dernières années du travail de montage avec Manuel Embalse, quand un fil plus personnel est né. Nous avons commencé à incorporer mes propres journaux – à la fois écrits et vidéo – dont aucun n’avait été enregistré spécifiquement pour le film, mais plutôt utilisés comme des séquences filmées. Même si c’est personnel, nous l’utilisons comme archive.
Vous filmez la vie animale de plusieurs manières. Comment avez-vous réfléchi à leur présence dans le film, et par quelle progression ?
D’une certaine manière, je pense que la structure du film a fini par faire miroir au processus même de découverte et d’expérimentation que j’ai traversé en le réalisant. Ce que je trouve captivant dans les processus scientifiques c’est que, pour qu’un article ait du sens, il doit décrire le processus de l’expérience, pas seulement le résultat. Le film commence d’une perspective plus observatrice – plus proche de l’essai, avec ce que l’on pourrait appeler un regard scientifique – mais se transforme graduellement et commence à relâcher le contrôle.
Le journal personnel apparaît, et avec lui une tentative de s’approcher de quelque chose de plus animal. En ce sens, la représentation des animaux change : d’une perspective plus scientifique ou clinique au début, on s’approche d’animaux fugitifs qui habitent la ville, qui apparaissent dans des images filmées à la main, mouvantes. Jusqu’à ce qu’on se trouve à se demander si les animaux eux-mêmes pourraient prendre le contrôle des moyens de production.
Votre présence est indiquée par des surtitres comme un journal. Pourquoi avez-vous choisi une forme de silence plutôt qu’une voix off ?
Il y a plusieurs raisons pour lesquelles le texte du film est écrit plutôt que dit en voix off. L’une d’elles est que, même si le film explore des thèmes comme la vie animale, la science, et les rêves, je pense que sur un plan plus profond c’est à terme un film sur le langage, sur comment, en tant qu’espèce, nous nous identifions aux mots.
Les textes qui apparaissent dans le film sont tirés de mes journaux personnels. Ils sont nés de l’écriture, et je suis très investi dans cette frontière entre l’écrit et l’oral, entre ce qui est dit, ce qui est lu, et ce qui est entendu. Je voulais préserver cette distinction. Je travaille aussi de près avec les livres, et je suis très attiré par l’expérience perceptuelle de la lecture. J’ai toujours été fasciné par les films qui fonctionnent presque comme des livres agrandis ; des livres qui déploient en son et en image.
Et enfin – voire surtout – je pense qu’une voix off silencieuse, comme celle dans Los Cruces, offre une place à l’écoute. Je voulais travailler avec la langue sans la laisser dominer l’intégralité de l’espace acoustique. Je voulais que le spectateur puisse entendre les paysages sonores, les animaux, les villes, sans imposer le son de ma propre voix.
Je pense aussi que ça laisse de la place à l’imagination. Parce que quand nous lisons, nous entendons aussi dans nos esprits. Et ça crée une sorte de juxtaposition entre ce que l’on entant dans le film – là-bas – et ce qui résonne à l’intérieur de nous.
Aux côtés de vos pensées, des mots apparaissent régulièrement comme des slogans ou des alertes. Pourquoi ce choix ?
Comme je l’ai dit plus tôt, je me suis rendu compte au fil du temps que c’était aussi un film sur la langue. Et dans ce sens, les mots qui apparaissent à l’écran ont commencé à prendre une autre signification. D’un côté, j’ai toujours des petits carnets dans ma poche, et beaucoup de ces mots viennent de mes notes. Alors que j’écrivais sur certains sujets, ces mots ont commencé à réapparaître dans les entretiens avec les scientifiques, comme s’ils marquaient des chapitres ou des tournants.
Plus tard, quand l’expérience sur la mémoire apparaît dans le film, la relation avec les mots prend une autre dimension. Dans l’étude originale – une expérience réelle – les chercheurs ont travaillé avec des images, de la musique, et des mots. Nous ne pouvions pas montrer l’expérience originale pour des raisons d’éthique et de procédure, mais nous étions intéressés par la possibilité de la reproduire d’une manière plus poétique ou métaphorique.
J’aime me dire que le film en lui-même est une expérience (une expérience sur la perception et la mémoire) où le spectateur (l’auditeur) est également un participant. Il ne s’agit pas seulement d’observer que qui se passe à l’écran, mais d’habiter une expérience perceptuelle, de faire face à certains stimuli, associations, résonances.
Le traitement du son comprend plusieurs niveaux, dont des compositions musicales qui remplacent le son intradiégétique. Comment avez-vous conçu la bande-son ? Selon quels principes ? Quels défis l’assemblement de ce contenu hétérogène a-t-il soulevé ?
La conception sonore du film a été un défi majeur, parce que j’ai de l’expérience en composition musicale et design sonore, donc l’écoute a été essentielle dès le début. Cette sensibilité a été présente du script au tournage : nous avons pensé longuement au placement du micro, et c’était souvent le son qui guidait – ou créait – certaines images.
J’aime dire que ces films sont des Films d’Écoute, qui jouent un peu avec l’idée du cinéma observationnel. Bien sûr, les images ont une grande importance – tout comme le mot – mais c’est le son qui trace le chemin, et qui agit en guide sensoriel. En ce sens, travailler sur le design sonore et le montage de la musique pendant la post-production a été assez naturel, parce que le film avait sa propre identité sonore depuis le début.
Quant à la musique, il y a plusieurs de mes compositions dans le film, mais j’ai aussi choisi d’inclure des pièces de mes collègues et de compositeurs que j’admire beaucoup, certains avec qui je collabore régulièrement.
Propos recueillis par Claire Lasolle