Estados generales imagine le voyage retour d’un échantillon de graines depuis le Jardin Botanique de Madrid jusqu’à la côte sud-ouest du Pérou dans un village afro-péruvien. Quelle a été la genèse du projet ?
Le projet a commencé quand je terminais mon film précédent, Interspecies Architecture, commissionné par le pavillon taïwanais pour la biennale d’architecture de Venise. Lors de la production, j’ai passé beaucoup de temps dans la forêt de Taipei, pour chercher des relations entre les différentes couches architecturales : les membranes, et l’effacement des limites visibles et invisibles. À Taïwan, j’ai cherché des parallèles avec le Pérou : le colonialisme, les systèmes de pouvoir, les couches historiques superposées… Le film se déroulait comme un voyage, suivant les personnages qui fusionnent graduellement avec leur entourage dans la forêt. J’ai exploré la dissolution humaine dans l’environnement, brouillant les limites grâce au concept de l’opacité.
De retour à Madrid, j’ai commencé à écrire Estados Generales, en transposant ces idées dans un contexte plus personnel. Le Jardin botanique de Madrid m’a toujours intéressé, et j’étais attiré par le fait de connecter deux territoires et temporalités sans aucun lien apparent dans un voyage inversé.
La particularité de cet échantillon est que les graines ne sont pas identifiées et donc qu’il n’a pas été catalogué. Pourquoi avoir choisi ces graines en particulier ? Pourriez-vous commenter cet aspect ?
En écrivant le texte, j’avais prévu de travailler avec des échantillons péruviens coloniaux des archives historiques officielles du Jardin, provenant de l’expédition de Ruiz et Pavon arrivée au Pérou vers 1777. Mais quelques semaines avant le tournage, quand je cherchais des sites pour mon herbarium, j’ai remarqué de vieilles boîtes étiquetées Frutos sin nombre (« Fruits sans nom »). Le personnel m’a expliqué qu’il s’agissait de matériel endommagé en attente de restauration, des déchets entreposés dans le Dépôt S59, une cave de 15m2 hébergeant des objets inarchivables.
J’ai gagné leur confiance et obtenu les clefs pour me rendre au S59 deux fois par semaine cet été-là. J’ai pris beaucoup de photos, et même découvert des boîtes fermées datant des années 1800. Quand j’ai demandé pourquoi leur contenu ne pouvait pas être archivé, on m’a donné diverses raisons : absence de données, contamination, ou simple manque de « valeur scientifique » ; ces matériaux ne pouvaient cependant pas être jetés par leur qualité d’héritage d’État espagnol. Les spécimens les plus anciens tombaient en poussière. J’ai documenté tout cela, faisant l’inventaire de la matière particulaire en utilisant des grilles pour les quantifier et élaborer une échelle.
Cette non-archive a permis de matérialiser les contradictions sur lesquelles j’enquêtais : la fusion de la méthode scientifique moderne et du regard aplanissant du colonialisme, qui abandonne les anomalies dans un processus paradoxal. Comme le déclare le président de l’herbarium dans le film, « c’est par les archives que nous ordonnons la complexité du monde ». Ici, l’archive fonctionne par la production d’artefacts morts : elle extrait et détruit l’agentivité au nom de la préservation, effaçant ainsi les alternatives futures et éliminant la capacité à concevoir que le passé aurait pu être différent. Le récit hégémonique nous vend l’idée qu’il « n’y a pas d’alternative », qu’il n’y en a jamais eu, qu’il n’y en aura jamais.
Différents régimes d’écriture narratifs et visuels s’entrecroisent : le retour imaginaire des graines, des séquences documentaires, des plans scientifiques filmés en macro. Comment avez-vous pensé cet entrelacement en terme de structure narrative ? Quelles ont été les étapes d’écriture ?
L’écriture, la production, et le montage se sont chevauchés sur une longue période. Visuellement, j’ai étudié les systèmes de représentation botanique.
Le récit comporte trois parties. La première au Jardin Botanique, ouvre par un baiser dans la rue. Des plans statiques et centrés emmènent graduellement les spectateurs dans l’architecture de l’herbarium, et déstabilisent le contrôle.
Ensuite, le voyage imaginé des Graines commence. Quand elles arrivent à Chincha, sur la côte sud du Pérou, la caméra est en constant mouvement, suivant les personnages à la trace à travers les probables champs d’origine des graines, à présent des terres cultivées. Les botanistes coloniaux Ruiz et Pavón avaient récupéré des éléments botaniques à cet endroit en 1786, qu’ils avaient ensuite envoyés au jardin botanique de Madrid, et notent dans leur journal de bord : « Chincha et Ica, malgré leur apparence aride, sont en réalité des jardins de plantes utiles au Commerce. […] Les Natifs convertissent les friches sablonneuses en vergers grâce à des canaux qui y acheminent l’eau des montagnes. […] Leurs pratiques de la Botanique, bien qu’habiles à discerner les Plantes, manquent de méthode scientifique ; leur mise en pratique médicinale est basée sur des superstitions et nécessite la rigueur de la Science des Lumières Européennes.¹ »
Dans la séquence filmée dans l’usine de mandarines au Pérou, on entend parler des normes mondiales imposées sur les fruits et en ce sens, de la persistance d’un système de domination néocolonial. Quel en était l’enjeu pour vous ?
Cette côte péruvienne a été le berceau des cultures précolombiennes Chincha et Nazca, dont les technologies agricoles ont tissé des relations complexes avec le monde – les pratiques documentés dans des dossiers coloniaux considéraient l’agriculture comme une pratique régénérative, que l’on ne peut pas séparer des entités comme le passé, le futur, les montagnes, et la communauté. Les colons ont ignoré tout ce qu’ils ne pouvaient pas comprendre ou dont ils ne pouvaient pas tirer profit. Aujourd’hui, cette même région est dominée par les grandes entreprises d’exportation agricole comme celle représentée dans le film. La majorité de la production dépend des espèces étrangères pour les marchés mondiaux. Estados Generales commence dans une archive coloniale remplie de graines et se termine dans ces paysages industriels, où les fruits sans graines, la monoculture, les pesticides, et les procédés technologiques perpétuent le capitalisme destructeur. Les travailleurs (principalement des femmes) doivent endurer un travail précaire, des salaires très bas, et la dégradation de l’environnement.
Le film installe une présence spectrale, notamment à travers une caméra subjective nocturne. Le point de vue des graines ? Pourriez-vous revenir sur cette dimension ?
J’ai adopté la nuit, les fantômes et la spectralité comme gestes esthétiques et politiques. Ces graines sont des fantômes : les porteuses dormantes de futurs négligés. Dans une époque obsédée par l’apocalypse, l’imagination spectrale devient une résistance, une manière de hanter le présent, où le spectre agit comme le retour d’une présence absente, qui déstabilise le présent. Comme un chasseur de fantômes, il traduit les forces imperceptibles en représentations visibles.
La matérialité du 16 mm est en ce sens très importante. Pourriez-vous nous parler du travail de l’image et de l’usage des lumières colorées qui reviennent à des moments clés du film ?
Je l’ai envisagé comme un projet cinématographique, une résistance matérielle à l’immédiateté et aux limites imposées, où la lumière, l’obscurité, et la couleur fonctionnent comme architectes du récit. Les séquences de lumière chromatique viennent du spectacle de Noël du Jardin Botanique : les arbres historiques sont engloutis par les câbles et les projections, les plantes sont masquées par la radiation synthétique. Cette image décadente est cristallisée par la machinerie cachée du Jardin, où l’extraction coloniale continue à dissimuler les corps vivants et le savoir derrière un contrôle esthétisé.
À travers la question de la conservation en Europe de biens spoliés aux colonies, le film propose une réflexion sur le néocolonialisme, et offre un contre-récit émancipatoire et utopique. Comment avez-vous envisagé cette dimension ?
Le fantasme du retour des graines et leur potentiel latent à germer de nouveau répond au glissement contemporain vers les renaissances fascistes et impériales. Le film expose les pouvoirs entremêlés du capitalisme et du colonialisme. Les fondations de l’Europe sont coloniales ; ces graines abandonnées proposent des alternatives enterrées. La volonté catégorisante du capitalisme nous a tous piégés dans une impasse. Le film pousse à retrouver d’autres visions pour réimaginer les mondes qui se trouvent au-delà.
Pourriez-vous revenir sur le titre de votre film Estados Generales ?
Il fait référence aux États Généraux de mai 1968, quand les syndicats ont organisé des manifestations, ce qui a provoqué la dernière grande vague utopique en date en Europe (qui s’est plus tard répétée dans les mouvements 15-M en Espagne). Aujourd’hui, alors que les co-opts du fascisme changent, le titre exige une reconsidération urgente des structures qui nous emmènent tête baissée vers l’effondrement des alternatives futures.
1. Ruiz, Hipólito. “Memoria sobre la Vegetación de la Costa Peruana y sus Utilidades” [Mémoire sur la végétation de la côte péruvienne et ses utilisations]. 1786. Fondo Ruiz y Pavón, Carpeta 18, Documento 7. Archivo del Real Jardín Botánico, Madrid.