La scène d’ouverture, le seul moment avec de la musique extradiégétique, établit une étrangeté spectrale qui enveloppe le film. C’est un regard photographique. Pouvez-vous nous en dire plus ? Et sur la construction de cette image d’ouverture avec les trois personnages principaux ?
La scène d’ouverture du film a été la première chose que nous avons filmé le premier jour de la production. Je pense que cela a joué un rôle crucial pour établir le ton et l’ambiance du reste du film. La vision que j’avais pour cette ouverture était la création d’une image quelque peu détachée de la réalité. C’était essentiel pour moi d’encadrer la famille avec un regard qui s’approche du portrait. Quand les corps apparaissent ainsi dans un cadre, la caméra bouge dans l’espace comme si le temps était arrêté, ce qui nous permet de ré-entrer dans un souvenir de famille et dans la mémoire d’une maison. Ce moment est revisité à travers le film, et je l’ai imaginé comme un moment auquel la famille pourrait elle aussi revenir.
Quant au son que vous avez mentionné, j’ai inclus un extrait audio dans la dernière heure, trouvé dans les messages téléphoniques personnels de ma mère, échangés avec sa sœur au Tibet. Même si la qualité du son était assez mauvaise, nous avons réussi à l’améliorer pour rappeler le sentiment d’une chanson folklorique tibétaine qui résonne dans les flancs des montagnes ou les prairies du Tibet.
Le film avance patiemment, principalement avec des plans fixes. Que vous ont-ils permis de faire ? Cette écriture visuelle était-elle présente dès le début ? Pouvez-vous nous parler de l’immobilité comme motif du film ?
Mon approche a été très inspirée par la qualité du film que je cherchais. Je peux dire que j’étais très intéressé par le fait de voir des corps dans le cadre, et j’étais très intéressé par le regard de la caméra, surtout l’impression qu’il donne, ou l’empathie de la caméra. Cette impression du regard est quelque chose que j’ai ressenti tout au long du tournage, qui s’est intuitivement basé sur le moment et l’effet du cadre. Mais je peux dire que je cherchais un regard très nuancé, mais toujours un regard qui a de l’amour pour la famille, mais qui n’intervient pas dans la cruauté du monde.
Next Life est votre premier long métrage. Pouvez-vous nous parler de la genèse du projet et des différentes étapes de travail ? Pourquoi avez-vous choisi la séquence existentielle de la mort (et pas du deuil) comme force directrice du récit ?
Next Life vise à exprimer des qualités et des sentiments abstraits. Dans ce film, nous rencontrons des personnes qui adhèrent à une croyance de réincarnation dans un paysage de banlieue, qui peut initialement paraître dénué d’esprit. Je trouve cette contradiction fascinante. La croyance en l’au-delà, ou à la réincarnation, est centrale à la vision tibétaine du monde, exprimée par le terme ཚེ་ཕྱི་མ (transcription phonétique littérale : « Tse Chema »). C’est un mot communément utilisé dans les conversations de tous les jours, et la manière dont il est utilisé dans la langue m’a inspiré.
Le film jour sur la rencontre entre deux cultures, du Tibet et des États-Unis, qui structurent la relation au corps, à la maladie, à la mort et à sa représentation. Cette rencontre n’est pas conflictuelle mais elle fait partie de l’ordre naturel des choses. Comment votre propre relation à ces cultures a-t-elle influencé votre approche ? Comment avez-vous mis le film en scène ?
Pour poursuivre par rapport à ma réponse précédente, l’équilibre auquel vous vous référez, je pense que je le décrirait comme un ruisseau qui s’écoule. Ce ruisseau incarne une sorte de « foi tendre » indéniable. Je l’ai vue se refléter dans les yeux de mes parents et je l’ai sentie se refléter dans les histoires de mes grands-parents. En grandissant, j’ai arrêter de la remettre en cause et j’ai appris à apprécier sa réalité. Quand les personnes ont le courage de garder espoir, malgré avoir vécu des souffrances profondes, c’est l’une des plus belles qualités que l’on possède en tant qu’êtres humains. Et j’ai essayé de rendre cette qualité dans le film. Au final, tout revient à une question très universelle : qu’est ce qu’est le bonheur ?
D’une manière très concrète et surprenante, vous intégrez la technologie comme élément qui peut accompagner le voyage spirituel douloureux qu’est la perte d’un proche. Pouvez-vous élaborer sur ce sujet ? Pourquoi cet élément a-t-il été important ?
L’élément technologique du film est né de manière organique alors que j’observais le progrès et le développement de la technologie de réalité virtuelle. À un moment, j’ai réalisé que cette technologie pouvait devenir tellement avancée que nous pouvions atteindre une représentation du Tibet qui paraît réelle et convaincante. Cela m’a poussé à réfléchir à comment une telle expérience pourrait affecter les personnes à qui leur terre natale manque, mais qui ne peuvent pas retourner au Tibet à cause de restrictions politiques. C’est devenu une opportunité d’exprimer ce désir de manière contemporaine, qui permet au fils – né dans l’exil et qui n’a jamais vu le Tibet de ses propres yeux – de se tisser des liens avec son père et d’explorer ses propres questions non réalisées.
Un style minimaliste, sans emphases prévaut dans le film. Pourtant, vous avez choisi de mettre en scène le moment même de la mort, filmé en gros plan. Pourquoi ce choix ? Quels ont été les défis ?
Pour moi, le film n’est pas sur la mort en soi, mais plutôt sur notre manière de vivre. Pour les tibétains, la préparation à l’au-delà est ce qui dicte la manière dont nous devrions vivre. Cette perspective, ainsi que les moments qui mêlent la médecine tibétaine et la maladie, propose des fenêtres sur quelque chose au-delà du monde physique. Je pense que ces moments rappellent cet effet. Il semble que, dans notre monde moderne, il y a de moins en moins d’opportunités et de lieux pour tisser des liens avec la beauté de l’existence humaine, qui pour moi, est éphémère. Dans ces cas-là, nous oscillons entre le sacré et le profane. À travers le cinéma, j’ai cherché à élaborer des moments qui nous relient à quelque chose de plus élusif. Le Livre des morts tibétains est un texte très populaire qui a été adapté en de nombreuses œuvres contemporaines, de la littérature au cinéma. Pour moi, ce texte sert de rappel important de vivre et de comment nous devrions vivre.
Propos recueillis par Claire Lasolle