Votre film échappe à toute définition : à la fois une étude du territoire qui lui donne son titre, l’enclave russe de Kaliningrad, entre la Pologne et la Lituanie, un hommage à votre grand-père, une évocation de votre enfance… Pouvez-vous retracer ses origines ? À quels besoins a-t-il répondu? Quelles ont été vos premières impulsions ?
L’origine était la mort. Je suis retourné dans la maison de mon enfance, mon grand-père n’était plus là, j’étais dans un état d’épuisement mental. Mes projets s’effondraient et le monde autour de moi subissait un profond changement. Filmer est devenu une sorte d’auto-soutien – comme écrire dans un journal dans une période de troubles historiques – une manière de me contenir. J’ai simplement commencé par observer les traces matérielles du monde de mon grand-père – un monde que j’ai aussi reconnu comme le paysage de mon enfance.
Dès le début, l’histoire révèle sa double temporalité : celle de la réalité filmée au fil des plans, et celle du montage, de la voix silencieuse à la première première personne que vous inscrivez sur l’image. Pouvez-vous commenter cette approche ?
La voix silencieuse permet à l’acte de représentation de devenir visible. Elle met l’accent sur le processus du film qui devient film – un processus qui me fascine profondément. Pour moi, la substance du cinéma naît à la frontière entre méthode et réalité, entre ce qui est montré et ce qui est dit, entre image et imagination. Le texte qui émerge de la structure temporelle du montage est une manière d’entrer en dialogue avec la réalité depuis laquelle se tisse le film – pas pour la maîtriser, mais pour l’écouter. C’est pour cela que j’ai évité d’utiliser une voix off : à la place, le commentaire est intégré à l’image en elle-même, et fait partie de sa texture. L’idée que le cinéaste abandonne sa voix – et devient simplement une voix parmi d’autres – toutes à égalité dans l’espace partagé des sous-titres, m’attire beaucoup. Par ailleurs, la voix que l’on entend en lisant les sous-titres est la nôtre.
Le film est également partagé entre le contexte contemporain – la situation en Russie, la guerre en Ukraine, mentionnée en particulier par la voix de la propagande télévisée – et ce qui paraît être une tentative d’y échapper, par des rencontres qui sont comme des opportunités de revenir à l’enfance. Mais une rencontre, vers la fin, ramène l’angoisse de la guerre. Nous sentons un besoin d’échapper au présent, et une tentative de produire une sorte d’intemporalité, par la beauté.
Oui, il y a au cœur du film une rupture entre le désir de toucher ce qui est sensible et douloureux, et la fuite imposée à la fois par la réalité et un état intérieur – et le film qui existe autour de ça. Le film était aussi une manière de refléter des expériences personnelles difficiles à exprimer : la culpabilité, l’identité, la mémoire, le deuil. Je pense que certaines choses ne peuvent pas être exprimées par des formes conventionnelles. Parfois, fuir la représentation directe aide à nous protéger contre le risque d’être immoral ou manipulateur lorsque l’on s’approche de la douleur d’un autre. Parfois, le traumatisme personnel se révèle dans ce que l’on choisit de ne pas dire. Par exemple, dans un refus sincère de parler de la guerre à part par un courant silencieux d’anxiété. Le cinéma est plein de choses qui émergent hors du contrôle du réalisateur, c’est pourquoi je ne me sens jamais entièrement certain de mes intentions. J’essaie simplement d’être honnête avec moi-même.
Quant à la beauté – vous avez raison. La vie est très courte, et je ne vois pas beaucoup de raisons de faire des films autres que l’amour : l’amour de la beauté, du monde, des différents états d’existence, des différents âges, du temps passé avec les autres ou passé avec nous-mêmes, du mystère. Pour moi, faire des films est l’acte d’exprimer cet amour – sans qui, la plus grande part de la vie perd son sens.
Une date, une seule, est mentionnée au début : le 1er mai 2024. Quelle est sa signification ?
À cette date, mon grand-père aurait eu 87 ans. C’est aussi la seule fête qui a un vrai sens pour moi – la Journée internationale des travailleurs, une célébration de la solidarité mondiale. Ce jour-là, j’ai réalisé l’image qui devait ouvrir le film, et le processus de montage a commencé.
À la fin du film, vous révélez un peu de votre méthode de tournage : des « fragments » recueillis jour après jour – on devine qu’il n’y avait ni écriture ni plan de tournage. Mais le texte révèle un trajet : de l’appartement de famille où vous avez grandi, à la datcha de votre grand-père. Vous mentionnez aussi tout ce que vous avez choisi de ne pas garder. Pouvez-vous revenir sur cette dimension fragmentaire, et sur la manière dont vous avez quand même construit un récit ?
C’est comme écrire un poème – guidé par un sentiment, une direction qu’il est difficile d’exprimer, et un état interne. À un moment, j’ai décidé que l’histoire suivrait une sorte de topographie : une route à travers des endroits familiers, qui est devenue la structure du film. Mais ce n’est pas une histoire dans le sens usuel du terme : plutôt une séquence de pauses, de moments de tranquillité, de paysages vus, de rencontres spontanées avec des personnes devenues des personnages, des rimes visuelles découvertes comme ready-made. Le film est un processus vivant – imprévisible et parfois douloureux, mais aussi une aventure, où chaque rencontre peut créer quelque chose de nouveau. Même s’il y a un scénario, une histoire se réimagine toujours lorsqu’elle se fait. Parfois le cinéma n’est pas simplement une manière de raconter une histoire, mais une manière de changer sa direction – de révéler quelque chose de vivant en son cœur. Pour moi, plus le processus est incertain, risqué, et fragmentaire, plus l’assemblage des pièces est palpitant – la quête de sens ou l’acceptation de son absence. Je pense que cette impulsion provient de mon enfance post-soviétique et d’un jeu que j’avais inventé quand j’étais jeune appelé « Ragamuffins » : récupérer des fragments du monde – objets jetés, déchets – et les recombiner à l’infini en de nouvelles constellations. J’ai écrit un texte court sur ce jeu, qui peut servir de note d’intention personnelle. [https://wildlakes.tilda.ws/Texts#rec268712852]
L’image alterne entre des plans très larges, fixes du paysage – les bâtiments, la rivière, les petites silhouettes humaines en arrière-plan – et une caméra portée extrêmement mobile, souvent concentrée de près sur les motifs, jusqu’à l’abstraction. Qu’avez-vous essayé de saisir dans vos plans, jour après jour ?
Chaque cadre – sa tonalité, sa distance au monde et les personnes à l’intérieur – trouve ses propres règles à chaque fois. Oui, c’est un outil de cinéma, mais il me paraît très naturel. Il y a un plan-paysage du pont de la reine Louise, à la frontière entre la Russie et l’Europe, avec des garçons au loin. Et le plan suivant nous emmène près d’eux – intime, portable, impliqué. Entre ces deux moments, quelque chose a changé. Nous avons appris à nous connaître. Ils ont demandé ce que je faisais, et je les ai invités à continuer à faire ce qu’ils faisaient déjà, sauf que cette fois-ci, la caméra regarde. Ce changement de connexion a donné forme à l’image – et au sentiment qu’elle donne. Ces vibrations délicates de l’humeur du monde m’intéressent, et la caméra m’aide à les traduire. Le film est documentaire, mais il n’est pas neutre ni détaché. Il n’y a pas d’intrigue ou de personnages conventionnels, mais il y a l’expérience de la présence, de la rencontre, de la subjectivité que je veux partager avec le spectateur.
L’image paraît constamment affectée par une sorte de voile, qui met la réalité à distance. La basse définition joue un rôle essentiel dans le travail sur l’image et la lumière. Quels équipements avez-vous utilisés ? Pouvez-vous nous parler de votre travail sur la lumière et de votre recherche sur la texture de l’image ?
J’explore l’image digitale lo-fi depuis un certain temps et c’est la base de tous mes courts métrages. Je suis particulièrement attaché à l’utilisation des caméras des téléphones Nokia ou de dispositifs digitaux vintage poussés à leur limite, surtout en faible luminosité. Leurs limites donnent plus de place à l’imagination que ne le peut la précision. Ils révèlent souvent davantage de notre temps que ce que les équipements digitaux ou argentiques trop lisses. Ici, j’ai voulu évoquer à la fois la sensualité d’une mauvaise vue et la texture vaporeuse des souvenirs attachés à un lieu familier, tout en gardant le paysage sonore extrêmement physique et ancré. J’ai utilisé deux caméras : la Blackmagic Pocket originale, et le légendaire caméscope Panasonic AG-DVX100B. Pour la Blackmagic, j’ai assemblé un objectif DIY – en coupant et fusionnant un Industar 50mm soviétique avec un bloc zoom optique d’une ancienne caméra cinématographique soviétique. Ce charmant objectif zoom, qui a couvert toutes les distances focales dont j’avais besoin, m’a coûté seulement dix euros.
Propos recueillis par Cyril Neyrat