All Roads Lead To You marque votre début dans le cinéma, après des expériences en design graphique et en peinture contemporaine. Quel élan vous a poussé à transformer votre expérience personnelle en film, et comment cette transition au langage cinématographique a-t-elle pris forme ?
Je n’avais presque jamais travaillé avec des images en mouvement avant de commencer ce film. Ma première expérience a été juste avant l’invasion totale, quand j’ai décidé de faire un projet vidéo sur l’autoroute Tavrida, aussi connue sous le nom d’« autoroute de la mort » – prolongation du symbole du pouvoir russe, le pont de Crimée, qui pénètre encore plus profondément dans la péninsule. À partir du 4 février 2022, j’ai commencé à transporter une petite caméra portative avec moi en permanence. C’était difficile de se concentrer sur les choses banales, de les observer avec le même regard qu’avant. C’est pour cela que, afin de pouvoir les regarder à nouveau et y voir quelque chose de neuf, quelque chose qui s’était caché à mes yeux, j’ai commencé à regarder à travers la caméra, un outil visuel qui m’était jusqu’alors étranger. Le processus de tournage était intuitif et non-intentionnel. Je cherchais un salut, une cachette, ou une possibilité de résistance, car je n’en trouvais pas autour de moi. Mon « œil étranger » clignotait et se précipitait, tout comme mes pensées sur la situation ; puis il se calmait (« zoomait ») et ma cognition se concentrait avec lui. C’est comme ça que je me l’explique à présent, c’est comme ça que mes journaux s’en souviennent. Au début, j’utilisais la caméra en dispositif de soutien intérieur, en béquille pour mon esprit, pour ne pas devenir folle. Je savais que j’allais partir, que je ne pourrais plus revenir, et je voulais constituer une archive de tous ces lieux. Mais je ne pouvais plus les regarder comme avant.
Lors de l’écriture, comment imaginiez-vous le dialogue entre les mots et les images ? De quelle manière l’écriture interagit-elle avec le processus de montage ?
Je n’avais pas de texte quand j’ai commencé à assembler les images. Le processus de montage m’est plutôt apparu comme une pratique salvatrice – il m’a donné une possibilité de retourner à des endroits où l’accès m’est interdit. J’étais curieuse de voir où pouvait m’emmener cette méthode de laisser les pensées errer librement. J’ai enfilé les vidéos ensemble comme des perles, l’une après l’autre, en sachant d’une certaine manière que c’était le seul ordre possible. Une fois la séquence complétée, les mots ont coulé hors de moi. L’écriture a duré beaucoup moins longtemps que la constitution du récit visuel ; j’imagine que je la dessinais inconsciemment en même temps que le montage.
Dans le film, les sous-titres deviennent une voix silencieuse, accompagnent le regard et tissent un filet délicat entre mémoire et image. Par quoi votre choix de les utiliser comme dispositif narratif central a-t-il été guidé ?
Pendant longtemps, je n’arrivais pas à parler ouvertement de ce que j’avais vécu lors de l’occupation. Je ne pense pas être la seule. C’est très dur de réclamer sa voix. J’aimerais que tous, surtout ceux qui ont une expérience similaire de déplacement forcé, utilisent leur propre voix lorsqu’ils lisent le texte. Nous sommes nombreux, ceux qui n’ont jamais accepté ni choisi ce destin pour nos terres.
La violence de l’invasion et la russification de la Crimée, et la domination du système patriarcal, apparaissent comme une ombre à travers les images, plutôt que par représentation directe. D’où vient cette approche ?
L’occupation de la Crimée est considérée comme accomplie par les autorités russes, puisqu’elle a été menée à bien rapidement et sans efforts. Il n’y a plus de combats violents, et la résistance contre les envahisseurs est locale et cachée dans l’ombre. Seuls les qırımlı (Tatars de Crimée) se battent ouvertement. C’est pour cela qu’ils constituent plus de la moitié des prisonniers politiques en Crimée. Quelqu’un qui irait en Crimée maintenant – ou même avant 2014 – ne qualifierait pas la présence du régime russe de « floue ». Les traces du militarisme et de la propagande sont partout. Évidemment, j’ai essayé de ne pas regarder les endroits qui m’étaient chers à travers le prisme de la violence, et j’ai essayé d’éviter les images directes de l’occupation. Mais où que je regarde, même en essayant de m’en cacher, elles m’ont poursuivie et attrapée ; elles continuaient d’apparaître malgré tous mes efforts pour voir autre chose.
Le film mêle l’histoire personnelle et collective. Comment avez-vous fait pour équilibrer votre récit personnel avec l’urgence de transmettre un contexte historique et culturel plus large ?
Malheureusement, presque chaque famille ukrainienne a une histoire liée à un, sinon plusieurs, de ces événements horribles : Holodomor, la dékoulakisation et répression soviétique, les camps de travail, et les déportations. Je ne pense pas avoir réussi à garder cet équilibre – c’est quelque chose qui est difficile même dans le domaine du journalisme à présent, de rester impartial. Mon film n’est même pas une étude ou un article de recherche. Je voulais attirer aussi peu de personnes que possible, parce que ces dernières années notre perception des « quantités d’atrocités » est largement déformée. Des milliers, des millions d’humains et de non-humains assassinés – ce ne sont plus que des chiffres à présent ; c’est difficile d’incarner ces chiffres. Mais ce n’est pas quelque chose que je pouvais entièrement éviter. Même si ces nombres sont abstraits, ils prouvent quand même que les horreurs ont existé, elles se sont produites.
Les images que vous avez filmé dans les lieux de votre enfance sont principalement habitées par des figures anonymes, à l’exception de votre grand-mère – qui est aussi la seule personne avec qui un bref échange a lieu dans le film. Qu’est ce qui a guidé ce choix ?
La Crimée que j’ai aimée a été préservée par endroits, mais pas les gens. Presque tous mes proches sont partis, surtout les jeunes. Mes parents et ma sœur, mes amis, les personnes que je connais, sont constamment en mouvement, et nous avons seulement de rares possibilités de nous voir hors de la péninsule, mais heureusement, même si elle est rare, nous avons cette possibilité. Par contre, ma mamie n’a jamais quitté la péninsule de mon vivant. Lors de ma dernière visite, elle a été mon guide le plus précieux à travers les souvenirs de mon enfance, avant l’occupation. J’ai essayé de passer autant de temps que possible avec elle, parce que je savais que j’allais devoir partir sous peu. Et pour elle, peut-être pour toujours.
Quoique imprégné d’une tonalité désenchantée, le film se termine en évoquant une image de transformation et de renaissance. Pouvez-vous développer sur ce sujet ?
Quand nous commençons notre vie, nous avons le luxe de ne pas savoir, où la fantaisie n’est pas bloquée par la réalité, mais plutôt le contraire – elle y crée des alternatives. C’est là, dans l’imagination d’un enfant, que naissent des mondes salvateurs – irrationnels, impossibles, mais extrêmement nécessaires. Quand on est entouré de douleur, de destruction, de tragédie, cette manière ouverte et utopique de penser devient notre pouvoir. Elle nous donne la possibilité d’imaginer une autre manière d’exister. Et imaginer quelque chose de différent nous approche un peu plus de cette « différence ».