Vous êtes connue comme comédienne au cinéma et au théâtre. Le sujet intime de votre film a-t-il imposé votre passage à la réalisation ?
Je n’avais jamais ressenti un désir de réalisation avant la perte de ma mère. J’ai saisi une caméra comme je me serais agrippée à une rampe, sans penser que les images que j’enregistrais pourraient être un film un jour. Filmer m’a permis d’habiter un monde transformé par l’absence. Je me suis remise en mouvement.
L’idée d’un espace pour penser à quelqu’un ou le retrouver est évoquée dès le prologue et reprise ensuite par Louise Warren.
En tant qu’athée dans une société occidentale, j’ai été violemment heurtée par l’absence de rites et de sacré. J’ai eu besoin d’inventer les miens. Partant de la construction d’une sorte de temple païen, le film devient lui-même un espace, un espace où l’on peut penser la mort à plusieurs. Louise Warren a écrit un essai qui s’intitule La Forme et le deuil – Archives du lac. Elle y développe l’idée que le deuil appelle le geste, il en a besoin. Je pense aussi que quelque chose doit s’incarner pour que le sacré opère : ça peut être un espace concret, mais aussi un rendez-vous que l’on se donne, un mouvement que l’on répète, un poème qu’on se passe, un secret. Je voulais accueillir la mort au sein de ma vie, pouvoir la côtoyer sans crainte, et l’espace du film a été une clairière.
« Si nous habitons un éclair » : le vers de René Char est le fil rouge du film qui devient une enquête métaphysique et un voyage intime à la rencontre de vos proches. Comment avez-vous pensé sa structure à l’écriture avec Sabrina Delarue et Yuna Alonzo ?
Ce fut un patient tissage entre la matière que je filmais, la salle de montage où nous avancions par fragments avec Yuna Alonzo, et un travail d’écriture mené en parallèle avec Sabrina Delarue jusqu’à la fin du montage. Avec Yuna, cinéaste et monteuse dont j’aime beaucoup le travail, nous discutions des manques à l’issue du montage d’une séquence, des éléments à creuser, des scènes à retourner. Grâce à elle, j’ai tenté des choses que je ne pensais pas possible, comme poser la caméra sur mon père et mon frère. Sabrina, quant à elle, ne voyait pas les images. Nous avions un dialogue essentiellement dramaturgique : comment trouver le mouvement du film. Autrice et réalisatrice, elle a su m’initier à l’écriture documentaire, conscientisant les écueils du projet et éclairant les viviers de sens encore inexplorés. Cette méthode qui s’est inventée à trois a permis un dialogue très fertile entre le tournage, le montage et l’écriture.
La poésie, mais aussi la peinture et la photo sont très présents à l’image. Selon quels partis pris avez-vous travaillé ces matériaux ?
La caméra est le prolongement de mon regard, et ce regard qui cherche est le cœur du film. Il y a peu d’espace où les questionnements métaphysiques peuvent se déployer. La poésie en est un. Dans le film, je questionne les poèmes comme des oracles. J’aime cette matérialité de la page, la puissance crue de quelques mots qui tentent d’affronter le vertige. Pour les images fixes, c’était la même intuition. Quelle est la présence étrange que contiennent certaines images ? Quelle est cette chose qui persiste malgré les années ? Je voulais m’approcher de ce qui, dans ces visages, défie le temps – la qualité d’un regard, la précision d’un geste – et plonger dans le miroir que ces images nous tendent. Un portrait a quelque chose à voir avec l’éternité. Les œuvres choisies sont à la fois des mystères et des compagnes. Je dialogue avec elles, de silence à silence.
Le film est également traversé de témoignages de votre famille ou des amis. Vous donner une place importante à ces précieuses paroles.
La mort pose une chape de plomb sur la parole. Pourtant, s’il y a bien une chose que nous avons ou que nous aurons en commun, c’est elle… En allant vers mes proches, j’ai envisagé la mort comme un ouvroir, décidant qu’elle pourrait nous amener à penser ensemble plutôt que de nous murer dans le silence. La densité des échanges a été proche de celle du poème : la force de notre lien – une personne tant aimée entre nous – a amené chaque ami·e vers un essentiel. Ce fut pour moi un chemin initiatique : leurs réflexions m’ont concrètement aidé à vivre. Je suis heureuse que ce film en soit le témoin, et qu’il puisse offrir à d’autres des secrets qui permettent de tenir debout.
Certaines séquences vous mettent en scène dans des rituels. Quelle valeur ont-ils ?
Dans mon néant spirituel, en quête obstinée de transcendance, j’ai fait des tentatives, disons étranges, des sortes d’expériences de convocation. Mais il s’avère qu’on rate beaucoup quand on cherche un mort ! Documenter mes tentatives et mes échecs raconte de façon concrète les errances d’une absence qu’on cherche à habiter. Ces rituels sont au premier degré, accomplis comme par une enfant qui a besoin de suivre chaque piste qui se présente à elle. Les séquences oscillent entre espoir et désabusement. Sous l’œil de la caméra, le dispositif, comme un filet de pêche, attend que le réel ou le surnaturel répondent. Mais les signes ne viennent jamais là où on les attend.
Le film est porté par une énergie vitale singulière.
« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament. » écrit René Char. Comment survivre à la perte de quelqu’un qu’on aime ? Le film s’intéresse à l’héritage invisible, à la part de l’autre contenue en soi. C’est un vertige à explorer, mais aussi une joie profonde, souterraine, car un dialogue peut continuer. Face à la mort, les proches déploient des ressources insoupçonnées pour surmonter le désespoir. Ressources qui sont autant de trésors, de sagesse, de difficultés, de fulgurances philosophiques, de compréhension métaphysique. La mort met au travail. Le film célèbre ces chemins d’amour et de néant. Il y a résolument de la vie dans la mort.
Comment avez-vous envisagé ce film au niveau de la direction artistique, de l’image et du son ?
J’ai tourné avec une vieille caméra dont j’aimais l’image, une image picturale, avec de la matière. Je n’avais jamais filmé auparavant, alors j’ai appris en faisant, j’ai bricolé, raté, réessayé. Entre deux tournages, Yuna Alonzo me poussait à préciser mes cadres, à écouter mon instinct. Simon Gaillot, cinéaste aux yeux de lynx, a vu toutes nos étapes de travail. Yuna et lui m’ont beaucoup encouragée, précieusement accompagnée. Je voulais un film qui soit comme un poème, se permettant l’abstraction, la juxtaposition de matières, la suspension. Un film comme une pensée. Par ailleurs, il y a des choses que je n’ai pas été en mesure de filmer, ce que j’ai accepté. Parfois, filmer aide à vivre, et parfois, il faut seulement vivre. Mes prises de son quant à elles étaient souvent plus délicates. Le travail de post-production mené par Ange Hubert au montage son et Romain Ozanne au mixage tient de l’orfèvrerie. Au son, nous avons été fidèles à l’aspect brut des rushes, avec du silence, du vide, des accidents, tout en ouvrant le film à la sensorialité, à la sensualité qu’il contenait.
Si nous habitons un éclair ne comporte pas de musique à l’exception de celle composée pour le générique de fin. Pourquoi ce choix ?
J’avais besoin de silence. Cette aridité m’émeut, je trouve qu’elle raconte à elle seule la sidération et un besoin de transcendance : le monde est muet, alors il faut le faire parler. Par contre, je voulais que le public puisse sortir du film dans une grande douceur. Avec la musicienne Léonie Pernet, nous avons parlé d’un morceau de piano, un seul, très simple, comme une consolation pour revenir à soi. Et elle a composé un air d’une telle délicatesse… le chagrin et la lumière.
Propos recueillis par Olivier Pierre