La tragédie de Fukushima a inspiré trois de vos films : 4 bâtiments, face à la mer (2012), Machine to Machine (2013), Fovea Centralis (2014). Comment s’inscrit Des millénaires d’absence dans cette recherche ?
La trilogie s’emparait de la catastrophe en explorant les images produites par la société responsable de la centrale accidentée. Chacun des films rendait compte, à sa façon, des questions que charrie le nucléaire (hyper visibilité/invisibilité, puissance de la matière/impuissance humaine, etc.). Sans cet ensemble initial, Des millénaires d’absence n’aurait certainement pas existé. En cela, il est un prolongement de ce travail. Mais sa relation à la catastrophe est différente. Elle est moins spéculative et plus sensible. C’est un film d’anticipation et de projection là où les trois précédents étaient des films de constat et d’analyse. Dès son écriture, Des millénaires d’absence a été porté par un désir de penser au-delà de la seule catastrophe du 11 mars 2011. D’où la nature hybride du film, entre cinéma d’observation et utopie rêvée.
Le film présente une entreprise utopique après une catastrophe nucléaire. Quel était votre projet ?
Le film décrit l’élaboration d’une utopie filmique et sa concrétisation. Une utopie où il s’agit de lutter, par anticipation, contre la menace nucléaire avec les moyens du cinéma. Tous les Japonais savent combien est précaire la présence humaine sur une géographie aussi régulièrement soumise à la puissance dévastatrice des éléments. Mais l’accident nucléaire de Fukushima a créé une béance dans cette relation au paysage : malgré la catastrophe, tout est là, intact, et pourtant inhabitable, invivable. L’exil est la seule issue. Que deviennent un paysage et une géographie inhabitables, là où auparavant on reconstruisait inlassablement ? Qu’en garde-t-on dès lors qu’ils échappent définitivement à nos sens : ouïe, vue, odorat, toucher ? Comment survivre à cette absence-là ? Que peut le cinéma pour répondre à ces questions-là ? Que peut-il saisir d’un paysage, des temporalités qui l’habitent, des beautés et des tensions qui le traversent, de sa puissance sacrée ou de sa rassurante banalité, avant qu’il ne soit définitivement soustrait à notre regard ? Des millénaires d’absence est né de toutes ces interrogations. Et avec lui, l’idée d’un inventaire filmique de toutes les îles de l’archipel japonais destiné à un autre monde (celui de l’exil) et à un autre temps (celui d’après la catastrophe).
La première partie décrit le programme d’archivage du collectif Ukishima, les « films-îles », à travers le récit d’une femme japonaise. Comment l’avez-vous conçue ?
Formé immédiatement après le 11 mars 2011, ce groupe de filmeurs japonais, Ukishima, décide de filmer les 6852 îles de l’archipel avant que d’autres accidents nucléaires semblables rendent le pays définitivement inhabitable. Le film explore le projet de ce groupe quasi-clandestin depuis sa pensée première jusqu’à sa mise en œuvre. On pourrait dire que la première partie fait le récit de cette pensée, mais pas seulement. Je l’ai conçue comme une narration où les enjeux politiques et artistiques croisent le vécu sensible des protagonistes. La densité et la vitesse y sont fondamentales. Elles reflètent l’urgence absolue et la démesure intrinsèque du projet d’Ukishima. Cette première partie mêle processus de remémoration et adresse au futur, simultanément. Je l’ai filmée en « camera obscura », ce qui donne aux images leur texture émoussée dans laquelle se fondent passé et avenir. Ce procédé très ancien m’a paradoxalement permis de ne pas figer ce récit dans une seule temporalité.
La seconde partie agit comme un révélateur de ces films théorisés et rêvés à travers un montage de formes brèves. Pouvez-vous nous en parler ?
Cette seconde partie est, en quelque sorte, la concrétisation du projet du groupe Ukishima. Elle présente une partie des archives filmiques produites par le collectif selon le protocole qu’il a inventé. Ce sont les « film-îles » : pour chaque île de l’archipel, un film court, d’une durée maximale de sept minutes. Ils tentent de garder une trace d’un monde dont les humains vont devoir s’absenter. Ce sont des fragments de mémoire visuelle à partir desquels reconstituer un monde inaccessible.
Le traitement au niveau des images ou du son, de la musique est très différent.
Cette deuxième partie relève davantage du documentaire d’observation. Son esthétique est celle des caméras numériques contemporaines, sans traitement particulier. Le son est du son direct et quand il y a de la musique, elle émane du plan lui-même. Il était important pour moi que la narration d’une part et l’exposition d’autre part appartiennent à des registres esthétiques bien identifiés. Non pas pour les mettre en opposition, mais pour, au contraire, qu’elles puissent s’interpénétrer par une sorte d’effet de transparence.
La beauté simple, autonome, des plans, des paysages des films-îles impressionne par rapport à l’évocation de la catastrophe nucléaire. Qu’en pensez-vous ?
Ce sont des images d’un monde d’avant la catastrophe faites pour lui survivre. Elles ne disent rien de celle-ci. Mais chaque film-île, par sa simplicité même, est chargé d’une intensité propre, celle de la perte à venir.
En travaillant sur 4 bâtiments face à la mer (2012), j’ai découvert combien le paysage japonais concentre, au présent, toutes les strates temporelles
que porte la terre : du pré-humain au post-humain. Chaque séisme, chaque réveil volcanique est une irruption dans le paysage contemporain de cette géologie première. Chaque village abandonné est, lui, un stigmate du monde d’après. Depuis de très nombreuses années, les îles japonaises se dépeuplent. Elles se reconfigurent progressivement en paysage d’après les hommes. Avant même d’être inhabitable, une partie du Japon est désertée, ré-ensauvagée. Le paysage post-humain, qu’Ukishima anticipe, est déjà visible. Chaque film-île tente donc de saisir le présent d’un paysage pour faire affleurer son passé et convoquer son futur. Il est un bloc de cinéma autonome qui peut s’apparenter à une traversée du temps.
Quelle est la source de ces images ?
Je les ai toutes filmées. Des millénaires d’absence fait le récit fictif d’une utopie collective, celle du groupe Ukishima. J’ai inventé ce collectif, son projet impossible et son histoire, pour penser et filmer un territoire qui, depuis 2011, est aux avant-postes de notre futur. Ukishima est donc une entité fictive élaborée par et pour le film. Mais une partie des 6852 films-îles qu’il souhaite archiver existe désormais bel et bien. Je les ai réalisés, ils sont dans Des millénaires d’absence. Il est donc parfois difficile pour moi de croire qu’Ukishima n’existe absolument pas, même si sa « réalité » n’est pas tout à fait celle décrite dans le film.
Des millénaires d’absence est un film qui réfléchit sur le cinéma et ses puissances.
Oui, c’était la condition première de ce projet. Penser le cinéma comme un outil capable d’affronter d’égal à égal la puissance nucléaire. Sans arrogance, ni illusion, mais avec méthode et détermination. Qu’il n’en soit pas seulement le témoin affligé (les films sur Hiroshima) ou le faire-valoir fascinant (le champignon atomique). Ukishima et son ambition hors norme m’ont permis de pousser cette réflexion-là plus loin que je le pensais.
Le film m’a également révélé beaucoup des puissances de la fiction (une forme inédite pour moi). Notamment sa capacité à irriguer le réel jusqu’à en produire. En marchant dans les pas de ce collectif imaginaire, en filmant les îles japonaises de son point de vue, j’étais précédé par la fiction. Je ne pouvais y échapper et n’avais d’autre possibilité que de la documenter. Jusqu’à ce que mes repères en soient parfois troublés.