Quel était le projet de votre film Préhistoires après Western, famille et communisme en 2018 ?
Après avoir été en Iran, où je n’avais jamais mis les pieds avant Western, famille et communisme, j’ai commencé Préhistoires à l’été 2019 en Ardèche méridionale, où j’ai grandi. Mon école se trouvait au bord de la rivière Ardèche. J’y ai appris à faire du kayak avant de savoir nager. Je ne compte plus les fois où j’ai descendu les Gorges de l’Ardèche, à pied ou en bateau. Ma grand-mère habite à trois kilomètres de la Grotte Chauvet. J’avais seize ans et je pratiquais la spéléologie quand la caverne a été découverte. J’ai terminé le film au printemps 2025. Le désir de faire le film est né un soir de repas de Noël au collège où j’enseigne, en 2018, lorsqu’on m’a offert le livre Préhistoires de Jean Rouaud. Je l’ai lu mais c’est le titre qui est resté, avec le « s » qui a son importance. La genèse du projet, c’est donc d’abord ce titre. J’y ai vu le présent comme origine de ce qui est à venir, un présent pré-historique. Puis vite, ce fut l’idée d’aller filmer les touristes l’été sous le Pont d’Arc avec la Grotte Chauvet cachée tout près dans les falaises.
Qu’est-ce qui vous a intéressé dans cette histoire de la Grotte Chauvet et dans ce territoire, l’Ardèche ?
Les peintres qui font signe au fond de la caverne depuis 36 000 ans et les touristes qui profitent de la rivière, c’est en même temps et au même endroit. C’est à la fois une opportunité de jouer avec l’échelle du temps, questionner notre Histoire, les mythes de l’origine avec le ventre de la Terre, mon enfance en Ardèche, les circulations en kayak, la spéléologie, et la possibilité d’opposer la préhistoire et l’origine du monde à la supposée fin de l’Histoire, celle qu’on a pu lire chez Fukuyama après la chute du mur et du bloc soviétique ou entendre dans le « There is no alternative » de Thatcher, tout un récit dans lequel le capitalisme se serait enfin débarrassé de sa seule alternative qu’est l’idée du communisme. J’ai voulu faire des boucles avec le temps et trouver un passage dans l’impasse contemporaine, comme la rivière qui autrefois faisait le tour de la montagne avant de passer tout doit à travers la roche : ce qui a donné le Pont d’Arc.
La pluralité du titre, Préhistoires, suggère plusieurs pistes. Quelles sont-elles ?
Voyons le cours de l’Histoire comme une courbe et faisons un peu de mathématiques. J’appelle préhistoire une tangente au cours de l’histoire. C’est une dérivée à un instant t. J’appelle ça aussi le présent du présent. À chaque instant, il y a une préhistoire qui fait l’Histoire. D’où le « s ». Chaque trace de canoë est une préhistoire.
Comment avez-vous travaillé avec Jean-Marie Chauvet, le spéléologue qui porte le récit de cette découverte historique, et comment l’avez-vous mis en scène ?
J’ai rencontré Jean-Marie Chauvet pour la première fois en décembre dernier quand je l’ai filmé devant l’entrée de la Baume de Ronze, un lieu magique – on se croirait en pleine jungle – près de l’Aven d’Orgnac, à quelques kilomètres de Chauvet. C’est un immense gouffre sous roche où vivaient des hommes et femmes préhistoriques. C’est Jean-Marie qui m’a proposé de le retrouver là. Le film était déjà bien avancé. Il ne manquait plus que lui. Le gros du travail le concernant s’est fait au montage : Les Mystérieuses Cités d’or, Pink Floyd, le documentaire pur dans la fiction, le changement de registre, une lumière posée sur un bout de vie qui a marqué notre Histoire, une lumière d’hiver en plein été.
Les pensées de Bonnie, qui dirigeait l’équipe scientifique de la grotte Chauvet, ses rêves et sa conception du temps emmènent le film ailleurs. Quel était votre idée à l’écriture ?
On a besoin de la fiction pour explorer, spéculer, penser. Il y a la terre connue, celle que je filme au Pont d’Arc et dans la grotte Chauvet, et le monde qu’on désire sans le connaître. À l’horizon documentaire, j’ajoute alors une dimension : la fiction. Celle-ci se joue du temps. Elle accélère la circulation, elle ouvre le monde des possibles. Bonnie enfant est jouée par ma fille ; Bonnie, la personne très âgée, est jouée par ma grand-mère. Ça fait une boucle ça aussi.
Comment ces plans lumineux des Gorges de l’Ardèche, des touristes et des canoës s’articulent-ils avec ces témoignages ?
Cet horizon est la toile de fond pour ces personnages. C’est une partie de notre monde. Le tourisme de masse. Ce qui est fou dans l’humanité, c’est que même dans ce qu’elle a fait de pire – le capitalisme – il y a du beau. Une masse de plastique colorée sur l’eau, c’est étrange mais il y a une certaine beauté. C’est comme Lana Del Rey, sa musique à la fois populaire et commerciale me touche profondément. Et j’adore regarder ces touristes qui eux-mêmes regardent les autres touristes. Tout le monde à moitié nu se regarde. Assis sur un rocher, dans un canoë, dans l’eau. Au pied du Pont d’Arc, il y a ce fameux rapide, tout le monde chavire, le rapide du Charlemagne, un vrai spectacle.
Quel rôle accordez-vous au personnage du touriste hollandais joué par Frederik Hamel ?
C’est le point de décrochage du plan fixe qui permet une circulation dans le décor, et aussi une bascule du documentaire vers un récit de science-fiction sur une planète inconnue, le rêve fou fait par un touriste hollandais, mais pas seulement lui : on retrouve ce récit plus tard avec le personnage de Bonnie. Au milieu de cette masse de touristes sur la plage, je voulais quelque chose d’assez violent, à la mesure du décrochage, mais progressif. J’ai demandé à Frederik Hamel de jouer cette séquence comme dans un film d’action hollywoodien, et je l’ai guidé en direct, sans prise de son.
Comment avez-vous pu avoir accès à ces images des peintures sur les murs de la grotte et comment avez-vous pensé leur traitement esthétique ?
Je préfère laisser planer le doute sur l’origine des images. Ce que je peux dire en revanche, c’est que l’existence de la réplique, comme résultat et comme concept, est vertigineuse. D’abord parce que si on joue le jeu, on a la même émotion dans la réplique. Ensuite, parce qu’elle crée une sorte d’archive parallèle pour l’avenir. Il y a deux traitements différents de ces images de peintures. L’un est calquée sur une expérience de transe, comme des flashs d’images qui peuvent rester gravées à vie. L’autre idée m’est venue du cérémonial des lieux de culte, avec le caractère sacré de la musique qu’on y joue.
Le montage du film, jouant sur l’hétérogénéité et la rupture, est complexe. Comment l’avez-vous conçu ?
Un peu comme une broderie. J’avais ce motif en tête. Avec des éléments, des formes, des genres et des rythmes hétérogènes. Du tissu, du fil et des pierres précieuses. Six étés et un hiver de tournage, tout le reste de montage.
Comment avez-vous choisi et traité les différentes musiques dans la bande-son ?
La musique n’a jamais manqué. Il a surtout fallu en enlever. Ce n’est pas de la musique de film à proprement parler, celle qu’on peut parfois composer exprès, ce sont des tubes. C’est plat, c’est connu, ça peut trop durer, ça peut même affaiblir l’image. Tout le travail consiste alors à éviter ces écueils. La musique, c’est le côté aquatique du film. La rivière qui coule sans cesse est parfois malmenée par une pierre, des rochers, alors le débit s’accélère. C’est ce qu’on appelle un rapide. Ça peut faire chavirer. La technique c’est d’aller plus vite que le courant.
Propos recueillis par Olivier Pierre