La majorité de vos films ont été tournés dans l’Est de la France, au fil des rencontres. Quelle est la genèse de La Ligne bleue ?
J’ai tourné une dizaine de longs métrages dans l’Est. Le personnage d’un film m’a entraînée quelques kilomètres plus loin vers le film suivant, comme un fil d’Ariane. J’avais consacré trois films à la jeune mère de Nicolas, Sabrina, et à sa sœur, Belinda. Franz, leur père, racontait lors d’une séquence de Belinda, la rencontre entre ses parents dans le camp de Schirmeck, où la famille, yéniche, était détenue. Ils avaient alors onze et quinze ans, sont parvenus à s’enfuir, se sont ensuite aimés, ont eu huit enfants et des arrières petits-enfants. Lors du tournage de mon dernier film, Loin de vous j’ai grandi, Nicolas, treize ans, était placé en foyer à Schirmeck, par la force du fatum, à quelques centaines de mètres de ce camp dans lequel ses arrières grands-parents s’étaient rencontrés enfants. J’ai donc décidé de consacrer un film à ce camp dont la présence hante la région, les souvenirs des derniers témoins et de leurs enfants. La question de la déportation a par ailleurs souvent surgi, au détour d’une séquence, dans beaucoup de mes films, sans que j’aie cherché frontalement à ce qu’il en soit ainsi. II semblait plus que nécessaire de rendre hommage à celles et ceux dont le martyre avait été évoqué dans mes films précédents et à tous les autres.
Pourquoi avez-vous souhaité réaliser un film dans le village de Natzwiller, en Alsace, et recueillir les souvenirs de l’histoire du camp de Struthof ?
Les témoins directs sont rares et très âgés mais leur mémoire, dite « ancienne », est vive. Les enfants des victimes portent les souvenirs de leurs parents, mêlés à leur propre imaginaire, vieillissent, il y avait là une grande urgence.
La Ligne bleue est basée essentiellement sur de nombreux témoignages, la puissance d’évocation de la parole et quelques lettres lues, sans images d’archives. Pourquoi ce choix ?
Je ne voulais pas faire un film d’histoire, mais plutôt m’efforcer de l’incarner, la faire voyager jusqu’à nous par le prisme de la mémoire des gens qui l’ont vécue, de leurs souvenirs, forcément subjectifs. Cette subjectivité, avec l’hypertrophie parfois d’un détail sur lequel se cristallise la mémoire, une image, a été le fil conducteur du récit, avec des visions si précises et présentes qu’elles sont évoquées comme si c’était hier.
Dès les premières séquences, la topographie de la région s’impose. Chaque témoignage s’inscrit dans un lieu ou un paysage particulier. Ce parti pris était-il déterminant dans votre projet ?
Il s’est très vite imposé. En arpentant la vallée et ses villages, la topographie du lieu était saisissante : à huit cent mètres d’altitude, un paysage éblouissant. Trois villages paisibles, quelques centaines d’habitant·e·s qui vivent ici depuis toujours, catholiques dans l’un, protestants dans l’autre, et des anabaptistes. Quelque chose entre le commencement du monde, sa représentation à une échelle minuscule, des paysages de certains romans d’apprentissage, avec l’idée qu’il faut franchir un col pour découvrir un peu du vaste monde. La beauté du monde et la barbarie des hommes. J’ai pris le parti de filmer chaque personne littéralement dans son propre cadre, avec lequel ils et elles font corps. Souvent, ces gens n’ont pas quitté la maison de leur enfance, ou leur rue. Le paysage qui se déploie sous leurs yeux n’a pas changé. Ils et elles semblent ressentir encore depuis leurs fenêtres l’effroi de ces visions de colonnes de déportés qui montaient, les SS, les chiens qui tournoyaient autour. Des ordres résonnent encore à leurs oreilles. L’odeur funeste de la fumée qui s’échappait du camp leur est encore perceptible. J’ai donc décidé de filmer cette histoire à travers leur regard et, littéralement, leurs fenêtres, leurs rideaux ouvragés. Filmer aussi dans des lieux où des évènements se sont réellement déroulés, et qui n’ont quasiment pas changé.
La situation de ce camp semble particulière.
Il faut s’imaginer que cette région était annexée. Les nazis vivaient en effet mêlés à la population, logeant chez l’habitant, dont ils réquisitionnaient des chambres. Le camp où ils se rendaient « au travail » était à quelques mètres de là. Les jeunes Wolfgang et Hildegarde, par exemple, enfants d’un des commandants du camp, fréquentaient la même école que la mère d’une des protagonistes. La fillette se rendait pour le goûter chez ce commandant qui la questionnait insidieusement sur la cachette potentielle de son grand frère déserteur.
La carrière prend une place importante dans le site et dans le film.
En effet, la carrière de granit, en contrebas du camp, est un espace scénographique fondamental. La présence de granit rose a attiré les nazis désireux de l’utiliser pour la fabrication de leurs monuments à la gloire du nazisme. On y exterminait les déportés par le travail, sans oublier leur rentabilité bien sûr. C’est aussi un lieu où la population civile avait quelques contacts, quoique interdits, avec les déportés. C’est enfin l’espace de fouilles archéologiques, menées par Juliette Brangé, qui travaille en intelligence avec Michaël Landolt, directeur du camp, lui-même petit-fils de déporté du Struthof. L’enjeu est de documenter la carrière comme on documente l’Antiquité. En exhumant et sanctuarisant les objets, aussi prosaïques soient-ils (visses, écouvillons), on rassemble autant de preuves irréfutables de l’existence de ce camp pour les générations futures, à opposer d’ailleurs à de potentiels négationnistes. Ce qui est saisissant et poignant dans cette carrière, laissée en l’état jusqu’ici, c’est la mémoire et la trace de l’existence de tous ces hommes qui, d’une certaine façon, s’impose encore et imprègne le lieu.
La structure du film est complexe avec la récurrence de certaines personnes, les liens qui se révèlent entre eux, et le récit d’histoires qui se développent. Comment l’avez-vous élaborée à l’écriture et au montage ?
Il s’agissait de retrouver le cheminement des souvenirs vivaces, les allers et venues de la mémoire, ce qu’on en restitue, les objets que l’on retrouve et qu’on lègue, qui parlent pour tous les autres, et prolongent très concrètement le mouvement du récit. L’idée du coffret et des lettres s’est imposée au tournage et a continué de s’envisager au montage, dont la structure s’élabore comme par cercles concentriques qui se rapprochent de plus en plus du cœur des choses.
Concernant l’image, l’idée d’un dispositif léger avec d’une caméra portée était-il à la base du projet ?
J’ai tourné tous mes films de cette façon, cadrant moi-même, ne changeant jamais de focale, celle qui restitue le plus fidèlement la vision humaine. Cela me contraint à m’avancer, ou reculer, selon que je veux filmer de près ou de loin, à marcher longuement en travelling arrière pour filmer la marche des gens, le cheminement de leur pensée. Ma présence n’est pas discrète. Je suis toujours accompagnée d’un ou d’une ingénieure du son. L’idée est de rendre très visible le dispositif de tournage, conçu un peu comme l’espace d’une fiction où peut idéalement advenir la vérité ou la justesse des personnages. C’est à cette distance là que je fabrique ma place de cinéma, et ménage une place que j’espère juste à celui qui regarde.
La Ligne bleue est un film sur la mémoire et la transmission qui constitue un apport crucial sur la Shoah.
Mon propos était d’une part de porter à notre connaissance l’existence de ce camp assez méconnu en France, destiné aux « Nuit et brouillard » (des résistants souvent très jeunes, profondément opposés à l’idéologie nazie), aux Juifs, aux Tziganes. J’ai aussi voulu proposer un autre point de vue, celui des habitants, en contre-champ, qui se sont retrouvés littéralement pris dans ce chaos, et ont fait montre d’une droiture et d’une élégance morale parfois hors du commun. J’espère que cela permet de nous identifier à eux, de nous questionner : qu’aurais-je fait ? Ressentir aussi un peu du martyre des détenus, en porter un peu, métaphoriquement, la charge, la partager. Ce qui m’a frappée, c’est la façon dont ces gens se tiennent, et se sont tenus verticaux. Leur courage, leur dignité et leur modestie.
Propos recueillis par Olivier Pierre