Hors-Champ, les ombres est votre premier film commun. Comment est né cette collaboration ?
Gustavo : Quand on s’est rencontrés, Anna et moi, on a créé un ciné-club avec trois amis. Ces programmations nous ont permis de partager nos sensibilités, nos goûts et notre regard sur le cinéma. Grâce à Anna, je me suis rapproché d’une littérature contemporaine française. Cette collaboration vient donc de notre relation et de nos échanges quotidiens.
Anna : Nous avions prévu de faire un voyage en Italie. Gustavo avait le projet de filmer durant ce voyage. J’ai proposé qu’on fasse ce film ensemble. C’était un désir intuitif. J’avais plutôt l’idée d’une expérience : déterritorialiser mon écriture mais aussi notre relation pour trouver un espace commun.
Le film se présente comme le journal de voyage d’un couple et un film sur l’écriture et le cinéma. Quel était le projet ?
G. : L’idée de départ était de faire le portrait d’un espace : l’appartement qu’un ami, Alli, nous prête chaque fois que nous allons à Milan. Anna a écrit un texte sur cet espace et sur le processus de tournage qu’elle découvrait. Ces éléments ont déclenché le film. Il s’est beaucoup construit sur des contradictions : ce que l’on sait et ce que l’autre sait, le désir d’être et de créer quelque chose ensemble et la difficulté d’un « nous ».
A. : On peut dire a posteriori qu’il s’agit d’un journal de voyage à deux voix, l’histoire d’un couple, un film sur le cinéma et sur l’écriture. Mais je crois qu’il y a un mystère propre à la création. J’aime cette citation de Flannery O’Connor : « La forme est organique, elle nait de la matière-même du récit. » C’est quelque chose que je ressens dans l’écriture et qu’on a aussi expérimenté dans ce film. Rien n’était préconçu, au sens d’un scénario. Nous avons découvert les choses en les faisant, c’est-à-dire en leur laissant cet espace, cette possibilité de nous apparaître.
Anna est une écrivaine française et Gustavo, un cinéaste brésilien. Comment avez-vous travaillé ensemble ? Aviez-vous élaboré un protocole particulier ?
G. : Nos différences d’origine et de références culturelles sont une des caractéristiques de notre relation. C’est une source d’énergie qui a nourri le film sous la forme d’une tension dynamique. On a exploré nos différents langages pour arriver à quelque chose de juste. Par exemple, ces différences favorisent les projections et les interprétations, ce qui nous a fait par moment glisser dans la fiction.
A. : Dans le film, Gustavo raconte son histoire en portugais brésilien. C’est une voix solitaire et intérieure. Il fait aussi un rêve en allemand, langue qu’il parle couramment pour avoir vécu à Berlin. Dans son rêve, je parle parfaitement l’allemand et en allemand, je le désigne comme étant mon homme. À un autre moment, il parle portugais à un Italien qui ne le comprend pas. Ensemble, nous échangeons en français, notamment lors d’une scène de conflit. Ces différents langages renvoient à la difficulté de s’entendre aussi bien qu’à sa tentative. De cette tentative nait le rapport amoureux.
Au début de Hors-Champ, les ombres, vous évoquez souvent le processus de réalisation. Pourquoi ce choix ?
A. : Dans mes livres, il est souvent question de la vie qui s’écrit et de cette écriture qui rend la vie possible ou supportable. Évoquer le processus de réalisation relève de cette même fascination pour la matière en mouvement et la construction d’une réalité.
G. : Faire un film, c’est d’abord créer une situation. C’est dans cette situation que le film va se construire lui-même avec notre aide. Le texte du début s’interroge sur le processus pour le faire démarrer.
Le film est très précis dans ses cadres, la composition des plans et sensible aux détails, aux variations de lumière. Comment avez-vous réfléchi l’image ?
G. : Les plans devaient avoir une certaine longueur qui nous permettraient de poser avec calme notre regard sur l’espace et sur les choses. Par ailleurs, nous n’étions que nous deux. Lorsqu’on apparaît ensemble à l’image, la caméra tourne seule. On avait donc besoin de cadrer de façon très précise pour savoir comment rentrer et sortir du cadre de manière à enclencher et stopper la caméra en gâchant le minimum de pellicule possible.
A. : Gustavo et moi avons en commun un goût pour les choses. On voulait montrer ces objets qui nous ébranlent, montrer leur âme, leur règne silencieux. Il y a une scène où nous dinons avec Alli autour d’une table. Nous avons choisi de ne pas cadrer nos visages afin de donner toute la place à la table, aux plats, aux couverts.
Les plans noirs qui ponctuent les séquences ont-ils une valeur rythmique dans le montage ?
G. : C’est comme un paragraphe dans un livre, qui nous permet de fixer ce qui a précédé et de faire de la place pour ce qui va suivre.
A. : Il y a une scène dans laquelle Gustavo et moi évoquons un film de Hong Sang-soo, un film entièrement flou. Cela permet au spectateur de voir à travers l’image, de se représenter ce qui se dérobe au regard. De même, les plans noirs offrent une possibilité de projection qui en passe par l’introspection.
Pourquoi avoir choisi la voix off pour la narration, qui évolue d’ailleurs au cours du film ?
G. : Le film se passe dans différentes dimensions en même temps, dans le présent, dans la mémoire, dans le rêve, dans nos récits respectifs. La voix off, présence-absence, rend compte de cette temporalité hybride.
A. : Dans la scène des reproches autour du lit, les voix off produisent une dissonance qui donne peut-être mieux à voir la réalité du conflit que si deux acteurs jouaient littéralement la scène. En créant une distance, la voix off permet d’entendre autrement et de porter notre attention avec une acuité nouvelle sur ces paroles banales.
Le film se divise en cinq chapitres avec des titres respectifs. Comment avez-vous développé chacun à l’écriture et leurs rapports ?
A. : Cette division en chapitres est venue au moment du montage, en découvrant ce qu’on avait filmé. Une fois encore, le film est organique. On a travaillé avec une matière, des émotions, des affects, plus que sur un sujet particulier. Cette matière nous a ensuite éclairés sur le sujet du film.
G. : Même si à Milan on avait un point de départ, on a surtout dialogué avec l’atmosphère de chaque lieu pour créer un récit. On a mis notre relation en scène avec très peu de recul, à mesure qu’on avançait. À partir d’un certain moment, le film a trouvé sa propre dynamique.
Pouvez-vous parler de la musique originale d’Alli Papes ? Gustavo en a aussi composé.
G. : Après le tournage, on a proposé à Alli de composer la musique de la scène du cauchemar. Il nous a envoyé plusieurs morceaux, on en a choisi un et gardé les autres pour d’autres scènes et pour le générique de fin. Alli étant présent au début du film, à travers son appartement et en tant que personnage, il nous a semblé naturel que sa présence se manifeste aussi par sa musique. Anna m’a suggéré de composer une ritournelle à la guitare pour la scène du vaporetto. Pendant le montage, on a décidé de jouer quelques accords à différents moments pour lier les chapitres entre eux et donner une unité au film. Un des derniers gestes du montage a été d’ajouter la voix d’Anna sur la ritournelle, matérialisation musicale de la relation.
Comment interpréter ce titre, Hors-Champ, les ombres ?
A. : Le titre vient d’une discussion entre Gustavo et moi : je souhaitais apparaître dans le film en tant qu’écrivaine, c’est-à-dire comme une voix, une présence invisible, hors-champ. Ce projet n’a pas tenu, puisque j’apparais finalement dans le film, mais on a gardé cette idée dans le titre, qui fait donc référence à la rencontre de deux langages et de leur particularité, au croisement de la littérature et du cinéma.
Olivier Pierre