Après The View From our House et Four Parts of a Folding Screen, Alarm Notes est votre troisième long métrage consacré à la vie d’individus en Allemagne sous le régime nazi. Comment ce projet a-t-il vu le jour ? Pourquoi avoir dédié un film à la vie et au travail de Ludwig Koch ?
L’aspect personnel lié au choix de Ludwig Koch comme sujet – Koch était le grand-père d’Anthea – est important et crée une continuité avec les sujets de nos deux précédents films, eux aussi fondés sur des souvenirs et événements rattachés à la même famille. D’une certaine manière, ce film vient clore une trilogie informelle. Le lien, même indirect, entre Ludwig Koch et un événement historique précis – l’incendie du Reichstag – qui a rendu inévitable la prise de pouvoir des nazis, en faisait également pour nous un sujet captivant. L’élaboration par Koch d’un nouveau média, le « livre sonore », dans le cadre de son travail pour une grande entreprise de disques, revêt aussi une importance culturelle. Il avait saisi le potentiel du son enregistré, non seulement pour les nouvelles perspectives qu’il offrait sur la nature, mais aussi pour ses possibilités créatives et éducatives plus larges. Le fait qu’il ait souffert de persécutions et qu’il ait été contraint à l’exil en tant que réfugié rend son expérience d’autant plus pertinente dans une lecture contemporaine. Notre film n’est pas une biographie : nous ne traitons que des événements de la vie de Koch qui sont en rapport avec ces préoccupations.
Nous nous sommes demandé comment faire coexister les thèmes variés liés à l’expérience de Koch en Allemagne et en Grande-Bretagne – sa vie difficile sous le nazisme (autant à cause de ses liens lointains avec le communisme que de son origine juive) et sa vie d’exilé, enregistrant le chant des oiseaux dans les paysages britanniques. Nous voulions trouver une manière d’exprimer ces thèmes et leur convergence, tout en mettant en valeur les archives sonores de Koch pour leur donner une nouvelle vie. C’est ce qui nous a semblé justifier et rendre nécessaire la réalisation de ce film.
Dès que le nom de Koch est associé à l’incendie du Reichstag, le film suit le déroulement de sa vie : une longue période en Allemagne nazie, puis une période plus courte en Angleterre. Le récit obéit donc à un principe chronologique strict. Pouvez-vous expliquer ce choix ? Qu’est-ce qui vous a intéressé dans ce croisement entre trajectoire personnelle et Histoire ?
Bien que la structure soit en grande partie chronologique, certains moments font des bonds en avant ou en arrière dans le temps – de petits détails historiques qui ne concernent pas directement Koch, mais d’autres personnes ou événements. L’accent mis sur la chronologie permet à ces interruptions, qui font souvent surgir de petits événements oubliés de l’Histoire, d’être plus frappantes, comme des secousses. La deuxième partie du film, qui couvre deux décennies, en contraste avec les trois années de la première partie, est plus personnelle, car elle se concentre sur le travail obsessionnel de Koch dans l’enregistrement des sons de la nature. Son lien avec la BBC, et le fait que ce travail ait été développé au cours de ses premières années en Grande-Bretagne, avant et après la Seconde Guerre mondiale, place également Koch en relation directe avec l’Histoire. En un sens, il est difficile de dissocier l’individuel de l’historique.
La première partie est construite comme une enquête historique minutieuse, reconstituant jour après jour la vie de Koch et de sa famille, bouleversée par l’incendie du Reichstag. Dans la seconde partie, la chronologie devient plus floue et la voix off se fait plus rare, laissant place aux enregistrements de chants d’oiseaux dans la campagne anglaise. Comme si, en fuyant le nazisme, Koch et le film quittaient l’Histoire pour se réfugier dans le paysage, parmi les oiseaux et les prises de son en extérieur. Pouvez-vous commenter ce basculement d’écriture entre les deux parties ?
Bien qu’on voie très peu de personnes dans le film, la première partie est saturée des intrigues humaines, des idéologies, des horreurs nazies, du vacarme humain, y compris celui de la voix off. La plupart des lieux montrés – la rue et la maison de Koch entre autres – sont soit dangereux, soit menaçants. La seconde partie, elle, montre des paysages, des oiseaux, des animaux, comme un refuge, une échappée hors de l’Histoire, comme vous le dites. Mais cette section est empreinte de mélancolie, à cause de la fracture dans la vie de Koch. Nous avons tenté de renforcer cette sensation en réintégrant dans cette seconde partie quelques brefs extraits sonores issus de la première, pour rappeler fugitivement la vie berlinoise de Koch. Si sa voix n’est pas entendue dans la première partie, elle l’est dans la seconde – ce qui constitue un choc. Dans l’absence générale de voix off (bien plus parcimonieuse dans la seconde moitié du film), la voix de Koch surgit de manière anachronique, sur des plans de bois et d’autres paysages. On l’entend aussi chanter un lied de Schubert en allemand, sur des images des Shetland. L’éloignement géographique de ces îles renforce le sentiment d’exil de Koch – il y est à la fois hors lieu et hors du temps. Mais il y a aussi dans cette seconde partie l’idée que Koch finit par se forger une place dans son travail – dans sa quête intense et enthousiaste du son. Ses enregistrements en témoignent.
Le film entrelace présent et passé, déroulant le fil des événements sur des vues contemporaines des lieux où ils sont advenus. Ce lien montre les vestiges du passé, mais aussi son effacement. La plupart des plans des lieux actuels sont très rapprochés, fragmentant l’espace. Le montage de ces fragments est rapide, en phase avec la narration continue des événements par la voix off. Quels étaient les enjeux de cette fragmentation, au tournage et au montage ?
Nous montrons une version fragmentée des lieux pour aller au-delà du présent vers le passé. Les fragments sont des vues de détails divers, généralement en plan rapproché, d’un même espace ou d’espaces liés – des lieux associés à Koch ou aux événements du film. Un élément de fiction émerge du processus de montage de ces images, venant contrebalancer leur nature documentaire. L’image documentaire pure ne peut jamais totalement rendre compte d’un lieu ou dire quelque chose de juste sur le temps. Notre montage ne cherche pas à reconstituer un tout cohérent, mais à construire un lieu différent, à la fois spatialement et temporellement. Par cette « fictionnalisation », l’espace devient plus abstrait, plus ouvert. Avec l’aide de la voix et d’autres sons, ces séquences de temps et d’espace recomposés visuellement sont censées permettre au passé – aux événements qui se sont produits, par exemple, dans la maison de Koch – de devenir saisissables, ou du moins sensibles, dans le présent filmé.
Outre les lieux des événements passés (la vie de Koch, les persécutions nazies, les enregistrements naturalistes), le montage intègre de nombreux éléments d’archive : documents écrits ou imprimés, objets. Ces archives sont elles aussi filmées de manière très fragmentaire. Quel rôle jouent ces objets ? Comment les archives s’intègrent-elles au récit ?
Les documents et objets d’archives servent dans le film de preuves, censées attester qu’un événement a vraiment eu lieu. En même temps, certains de ces objets – et la manière dont ils sont filmés, souvent en gros plan – prennent un caractère douteux, remettant en question la véracité de l’archive. Ils sont peut-être une chose et son contraire – réels mais potentiellement fictifs. Par exemple, l’origine de certains effets personnels montrés dans le film est au moins incertaine (un peigne, une veste…). Nous acceptons ces objets d’archives avec une forme de confiance ludique. Ces matériaux, quelle que soit leur forme ou leur statut, servent aussi de balises dans le récit. Le ton bureaucratique et autoritaire des procès-verbaux dactylographiés de la première partie est en contraste, sur le plan de l’atmosphère, avec l’écriture manuscrite foisonnante de Koch dans les pages de scripts radio ou de carnets de la seconde partie.
La voix off se distingue à au moins deux égards : un ton très neutre, monotone ; une écriture à la deuxième personne, s’adressant à Koch pour lui raconter sa propre vie, hors du temps, dans une fusion bouleversante du passé et du présent. Pouvez-vous expliquer ces deux partis pris ?
La voix devait être neutre – cette neutralité permet, nous l’espérons, au sentiment de passer dans les « interstices », dans les enchaînements d’images et de sons, y compris celui de la voix. Nous pensions que tous les événements du film – qu’il s’agisse des banalités comme le trajet de Koch vers son travail ou d’horreurs comme les suicides et les meurtres – devaient être racontés sur le même ton. Ce ton plat donne une égalité aux événements, plaçant l’horreur au niveau du quotidien, ce qui la rend plus choquante.
Nous aimons votre expression disant que la voix s’adresse à Koch « hors du temps ». Parfois, elle semble vouloir le ressusciter, pour lui raconter des choses qu’il ne savait pas, comme le fait qu’il ait été mentionné par le juge au procès de l’incendie du Reichstag et ait failli être appelé à témoigner.
L’écriture de la voix off est remarquable, tant par la précision factuelle, qui suppose un travail de recherche long et minutieux, que par sa capacité à restituer le cours même d’une vie, n’hésitant pas à recourir au suspense et aux effets dramaturgiques de la fiction.
Une grande partie de l’écriture de la première partie repose sur des déclarations faites à la police par Koch, sa famille et leur domestique, toutes trouvées dans des archives allemandes. Dans la seconde partie, nous nous sommes principalement appuyés sur l’autobiographie de Koch. Le film et l’écriture de la voix ont nécessité beaucoup de recherches – nous avons fouillé bien au-delà de ce qui est montré dans le film. Nous montions des séquences d’images, puis écrivions, réécrivions, remontions, et parfois re-filmions. Nous voulions que l’écriture fonctionne avec le rythme des images, avec les coupes, que la voix elle-même soit rythmique. Il s’agissait d’épurer l’écriture au maximum, sans pour autant perdre les petits détails de la vie que l’Histoire oublie.
Nous ne considérons pas le film comme un documentaire ou une fiction, mais comme un film qui emprunte aux deux, d’où le recours au suspense et à la dramaturgie. Nous avons pensé au cinéma expressionniste allemand, à l’usage des ombres, au vieux téléphone Siemens et à la machine à écrire Erika, par exemple. Le téléphone a même un bruit parasite que nous avons « volé » à la bande son du Testament du Dr. Mabuse. Nous avons aussi pensé à Muriel d’Alain Resnais, et avons reproduit un court plan du combiné téléphonique issu de ce film. Nos références sont donc souvent fictionnelles.
Vous utilisez abondamment les archives sonores de Koch, retraçant l’évolution de son travail pionnier. La bande-son du film mêle habilement ces archives à vos prises de son contemporaines. Comment avez-vous abordé la conception sonore du film et travaillé la bande-son avec Philippe Ciompi ?
Nous voulions vraiment mettre en valeur les enregistrements de Koch, surtout dans la seconde partie, et devions donc trouver une manière d’y intégrer nos propres sons contemporains sans les perturber. Nous avons enregistré des ambiances dans les divers paysages, en évitant autant que possible les chants d’oiseaux – pour ne pas entrer en concurrence avec les siens. Nous avons aussi voulu conserver le bruit de surface et les imperfections de ses anciens enregistrements. Philippe nous a aidés à être plus courageux avec la bande-son en général, et avec les enregistrements de Koch en particulier. Il voulait aussi souligner les bruits de surface, ce qu’il a fait de manière audacieuse. Philippe est aussi très musicien – son solide bagage musical nous a souvent permis d’améliorer le rythme des sons, de la musique, et des coupes dans le film.
Un film commencé comme une chronique singulière des horreurs nazies se termine comme une restitution du trésor sonore de Koch. Le générique final débute par la liste des animaux et oiseaux entendus dans Alarm Notes. Pouvez-vous commenter ce choix ?
Nous voulions rendre hommage aux créatures que Koch a enregistrées et qui apparaissent dans le film. Il appelait souvent les oiseaux qu’il enregistrait ses « chanteurs » ou ses « maîtres chanteurs emplumés », comme s’il s’agissait de vedettes du disque. Il nous semblait juste de créditer ces « stars », même si elles sont toutes mortes, bien sûr. Nous avons souvent pensé à la nature spectrale des enregistrements de Koch – ces fantômes d’oiseaux dont nous avons tenté de rendre la voix aux paysages dont ils provenaient.