Le deuil de votre père, un incendie dans un Jardin Botanique et des arbres qui y survivent, une histoire d’amour adultère vécue par votre grand-mère. Quel élément a donné l’impulsion première à Esa otra selva blanca.? De quelle nécessité est né le film ?
Au départ, le film était différent. Même s’il était traversé par des thèmes personnels et la présence de mon fils, l’essentiel était l’histoire d’amour de ma grand-mère et du pianiste Walter Gieseking, racontée à travers la correspondance qu’ils ont échangée. Au fur et à mesure du tournage, je me suis rendue compte que le deuil après de mon père prenait une place plus importante dans l’histoire et en moi, mais ce n’est qu’au moment du montage que c’est devenu une nécessité liée au film. Il y a eu un premier moment de montage à partir du scénario original qui a été nécessaire pour réaliser que l’histoire de ma grand-mère était secondaire et que les séquences qui faisaient sens pour moi étaient liées à d’autres recherches et j’ai décidé de me laisser porter par elles. Cela signifiait laisser de côté le scénario original et travailler sur un nouveau scénario basé sur les images dans une deuxième phase de montage.
Bien que le film réponde à un besoin très personnel lié à un deuil, à des absences et à des changements, il a également eu son impulsion initiale dans une recherche visuelle et narrative qu’il était fondamental pour moi de trouver, et qui a guidé chacune des décisions tout au long du processus.
Ces éléments, et d’autres, s’intriquent avec une grande harmonie dans vos images et dans un récit à la première personne. L’idée de la voix-off s’est-elle imposée immédiatement ? Comment l’avez-vous élaborée en lien avec vos images ?
La voix off était présente dès le début, mais elle a évolué au fil du film.
Dans le scénario initial, j’avais écrit un texte beaucoup plus long que ce que je voulais qu’il soit dans le film, mais ce travail a servi de guide pour mettre en valeur tout ce qui était en trop. Cependant, c’est au cours du deuxième montage que nous avons commencé à travailler le off directement avec les images, en essayant de les accompagner sans trop les expliquer. Pour arriver à cet équilibre, la recherche a été très importante, car je voulais que la voix off laide seulement à faire certaines associations que les images présentaient déjà. En ce sens, travailler directement avec elles a beaucoup aidé.
Au début du film vous dites que revenir aux images que vous aviez faites lors de votre voyage en Corée et au Japon après la mort de votre père était comme une façon de « monter la mémoire ». Pourriez-vous commenter cette phrase ?
Tout au long du film, l’exercice qui consiste à choisir, d’une certaine manière, les souvenirs qui restent et à trouver la bonne distance pour les atteindre est proposé. Le processus d’examen de ces images pour décider lesquelles resteraient dans mon livre « Ima » a été le même : choisir avec quelle image-objet je peux et je veux me souvenir d’un moment. Cette idée est soulevée dans les premières minutes et établit d’emblée le jeu que le film propose avec la collection d’objets et de souvenirs.
La deuxième séquence montre une machine à imprimer, de laquelle sort un livre intitulé « Ima » que vous avez édité, instaurant d’emblée un rapport à la matérialité des documents. Pourriez-vous revenir sur cette dimension ?
Bien que le film ait évolué au fil du temps, une chose est restée la même depuis le début : l’idée de travailler à partir de certains objets hérités et personnels, et leur matérialité. L’une des premières choses filmées a été l’impression du livre, car l’objet lui-même constituait une partie essentielle de ces objets et était lié à ma façon de raconter à travers des images, ce qui établissait un parallèle avec ma grand-mère, écrivaine, qui le faisait à travers des mots.
La présence récurrente de ces objets dans le film nous parle d’un contexte et de certaines significations qui se répètent, s’additionnent et génèrent une archive personnelle-familiale. C’est cette opération que j’ai voulu mettre en évidence à travers la collection qui fait finalement partie du film, en accédant à la mémoire à travers la matérialité de ces documents.
Dans ce sens, le magnétophone qui apparaît soutient la même opération en me permettant d’accéder à des mémoires-documents sonores.
Un des dispositifs consiste justement à filmer vos mains en mouvement, manipulant ces documents – photos, textes, lettres – et objets en plan zénithal. Pourriez-vous revenir sur ce choix formel ?
Les mains sont un élément narratif central du film, les miennes mais aussi celles de Simón, du pianiste et de l’entomologiste. Dans mon cas, le choix d’un plan zénithal est lié à l’importance de ces documents-objets que je manipule, à leur place « centrale », tant dans le film que dans le cadre même, et à ma relation avec eux. Mes mains les montrent et les partagent, mais elles en prennent aussi soin. Il m’intéressait qu’ils soient « présentés » de cette manière, car un lien formel est établi entre tous les documents, qui devient un lien symbolique dans la constitution et la présentation de l’archive de la mémoire.
Ce dispositif croise d’autres régimes d’écriture visuelle : le quotidien avec votre fils, les images d’archives filmées par votre père. Comment avez-vous réfléchi cet entrelacement au montage ?
De nombreuses relations ont été trouvées au cours du processus d’édition, en particulier celles liées à mon père. C’est difficile à expliquer, mais pendant que nous regardions les images, des relations visuelles et sonores qui nous surprenaient et que nous n’avions pas vues auparavant apparaissaient sans cesse. En ce sens, le deuxième moment du montage a été plus libre parce que nous n’étions pas liés au scénario original, et il nous a aussi permis d’être plus ouverts à certains croisements, par exemple les images que mon père a faites lors de son voyage au Japon. Il en a été de même pour relier les lettres de mon père à la forêt brûlée, mon balcon aux Gingkos Biloba de l’incendie, les grives aux oiseaux que j’avais filmés. Certaines associations visuelles et narratives avaient été établies dès le début, mais c’est à ce moment du montage que les plus importantes sont apparues.
Le plaisir du film repose aussi sur la relation filmée avec votre fils, vos dialogues, ses questions, vos travaux de fabrication communs. Comment avez-vous travaillé avec lui ?
L’une des choses les plus agréables dans la réalisation de ce film a été de pouvoir partager cet espace avec mon fils. Depuis qu’il est tout petit, Simón m’accompagne sur les tournages et dans les voyages et il est habitué à la caméra, mais le fait de devoir le « diriger » était différent. Comme il s’agissait de plusieurs années de tournage, la façon de travailler avec lui a quelque peu changé. Les scènes où il apparaît étaient bien sûr planifiées, mais il se passait toujours des choses imprévues. La plupart des lieux de tournage étaient des endroits que je connaissais déjà ou notre propre maison, ce qui a beaucoup aidé. L’équipe était très réduite et composée de personnes de notre entourage proche, ce qui a été décisif pour que les choses se passent bien. Dans la plupart des scènes, nous avons enregistré le son séparément afin de pouvoir avoir des conversations plus longues sans la pression de la caméra. Petit à petit, il a également commencé à faire des propositions pour le film, comme le poème qu’il a écrit après avoir vu les cendres de mon père au microscope.
La bande-son est très épurée. Dans quelle direction l’avez-vous composée ?
La majeure partie du film a été tournée sans son direct, ce qui nous a obligés à refaire tout le son, ce que je n’avais jamais fait auparavant et que je voulais expérimenter. Pendant le montage, nous avons entamé ce processus, qui a été long parce que nous avons expérimenté différentes options en rapport avec les concepts qui émergeaient dans le récit. C’est ainsi, par exemple, qu’est apparue l’idée que le son de ma maison devait être celui d’une jungle, sur la base du texte de mon père qui donne son titre au film, « jungle blanche ».
Je souhaitais également que le son soit lié à l’intimité du film, et c’est pourquoi nous avons inclus toutes sortes d’enregistrements domestiques, qui dialoguent également avec les images filmées en Super 8 et en 16 mm, mais avec des bolex.
Quant à la musique, il s’agit d’archives de mon père répétant la trompette, principalement des archives des années 70.
Il y a également deux pièces réalisées par Roberto Collío spécialement pour le film. L’un provient d’un enregistrement de mon père qui apparaît à un autre moment du film, et l’autre de l’enregistrement du pianiste qui a joué la « Suite Iberia ».
Enfin, dans le générique, on trouve une composition de Federico Durand, un musicien que j’admire beaucoup et qui a généreusement voulu participer au film avec cette pièce.