Il y a quelque chose de très particulier dans le traitement temporel du film, comme si les lignes temporelles se superposaient et coexistaient, comme si le passé était simultané au présent – et c’est peut-être quelque chose que seul le cinéma (et peut-être l’amour) peut accomplir. Qu’avez-vous cherché à explorer avec ce glissement du temps ?
À l’origine, lorsque j’ai commencé à concevoir ce projet pendant la première vague de la pandémie en 2020, l’idée était de raconter l’histoire de Nadir et Edyta entièrement dans le cadre temporel de 1968. Mais à mesure que la réalité évoluait de manière inquiétante – de l’invasion de l’Ukraine par la Russie aux attaques du 7 octobre contre des civils israéliens, jusqu’au génocide en cours à Gaza – ces ruptures du présent ont imposé leur écho dans le film. Il est devenu crucial que Nadir retourne à l’école en 2024, et l’idée de strates temporelles s’est imposée. L’urgence de notre présent violent a imprégné le récit. Et c’est ainsi que la notion de transtemporalité, ou ce que l’on pourrait aussi appeler le « temps profond », a émergé dans l’image, le son, le texte – un temps qui ne progresse pas nécessairement de manière linéaire, mais s’effondre sur lui-même, s’y engloutit.
Le film montre un homme retournant dans un lieu qu’il aime profondément (n’en disons pas plus, pour ne pas dévoiler l’intrigue) pour y tourner un film. Là, il découvre une vieille lettre d’amour qu’il n’a jamais reçue. Le film s’appuie également sur de véritables films d’étudiants, comme un écho de ce moment. D’où vous est venue cette idée, et que cherchiez-vous à exprimer ?
Hmm, je ne vais rien dévoiler… mais je pense que c’est une vérité bien connue que les premiers films, ou les films d’étudiants, portent souvent une forme de promesse : quelque chose de brut, pas encore pleinement articulé par leurs auteur·rice·s. Il y a en eux une vulnérabilité et une urgence qui me captivent profondément.
Ce qui m’a encore davantage happé, c’est l’usage de matériaux réalisés par des étudiant·e·s étranger·ère·s – des personnes totalement extérieures au contexte dans lequel elles se trouvaient. Elles n’avaient pas leur place, et leurs films remettaient souvent en question cette réalité, consciemment ou non. En même temps, beaucoup d’entre elles portaient le poids des luttes de leur propre pays, en quête d’indépendance ou d’un avenir meilleur. Cette tension, entre l’altérité et le rêve de libération, m’a paru incroyablement puissante.
Ce qui a rendu tout cela encore plus significatif, c’est le fait d’avoir trouvé un moyen d’inscrire ma propre voix à côté des leurs, à travers Edyta et Nadir.
Un arrière-plan politique traverse tout le film : le contexte du passé, où se situe l’action initiale, est profondément tumultueux, situé en 1968, en pleine crise entre la Pologne et Israël. On ne peut s’empêcher de penser au contexte actuel, à une autre guerre menée par Israël, au génocide des Palestiniens à Gaza. D’une certaine manière, le film suggère la continuité, presque permanente, de cette violence, et son impact sur les corps, les vies, jusque dans leurs aspects les plus intimes.
Votre réflexion est si juste et chargée d’émotion qu’elle n’a même pas besoin d’un point d’interrogation – et je comprends parfaitement pourquoi. Comment faire face à ce présent monstrueux, qui ne prétend même plus se soucier des droits politiques, de la dignité humaine la plus élémentaire, ou de la responsabilité des criminels de guerre ? Pourtant, j’ai essayé d’entrer en dialogue avec cela. Le film tente d’éclairer une réalité peu connue : l’expérience de nombreux Juifs restés en Pologne après la Seconde Guerre mondiale, en particulier ceux qui ne croyaient pas au projet ethnoreligieux du sionisme et se voyaient comme partie intégrante de la société polonaise – en tant qu’universitaires, en tant que citoyen·ne·s. En 1968, cependant, le gouvernement polonais a cyniquement exploité les suites de la guerre des Six Jours (ou de la Naksa) pour justifier une purge, affirmant de manière grotesque que ces Juifs avaient une double loyauté. La plupart n’avaient d’autre choix que de partir – et si Israël n’était pas la seule destination possible, c’était souvent la plus immédiate, la plus accessible.
À partir des années 1950, les académies d’art et de cinéma du bloc de l’Est ont commencé à nouer des alliances avec les pays arabes d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, dans le but de promouvoir les idéaux socialistes par le biais d’échanges culturels. Au début des années 1960, des étudiant·e·s arabes venaient étudier le cinéma à des institutions comme l’école de cinéma de Łódź. Ce moment – l’arrivée d’étudiants arabes dans une Pologne où les Juifs allaient bientôt être expulsés – constitue une intersection historique frappante que j’ai ressenti le besoin d’évoquer, car elle touche ce nerf israélien si sensible : la peur destructrice de la pluralité, et l’impulsion de façonner une identité unique, exclusive.
Miraculous Accident pense et ressent à travers la collision des idéologies de la Guerre froide, du sionisme et des aspirations coloniales. J’ai essayé de déplacer le regard vers l’Europe de l’Est – une perspective rarement placée au centre des discussions autour de « l’Arabe et du Juif » – pour offrir mon propre prisme, et un espace public partagé où réfléchir à un présent inexorable.
Il semble que votre film soit au moins en partie inspiré de la vie du poète et cinéaste marocain Abdelkader Lagtaâ, qui a étudié à l’école de cinéma de Łódź, et c’est lui qui interprète Nadir. Qu’est-ce qui vous a attiré dans son histoire ? Qu’en reste-t-il dans le film ?
Tout d’abord, Abdelkader est l’un des artistes et des êtres humains les plus extraordinaires avec lesquels j’ai eu le privilège de travailler et que j’ai pu connaître de près. Sa présence et son héritage ont profondément marqué le film. En réalité, tout le film est imprégné de références autobiographiques issues de la vie d’Abdelkader : le poème Si le désir, et beaucoup des films d’étudiants montrés sont soit réalisés par lui, soit l’ont pour acteur.
Le seul élément qui ne vient pas de sa vie réelle, mais appartient exclusivement à Nadir, le personnage, est sa rencontre – et son histoire d’amour – avec Edyta. En un sens, la lettre d’Edyta est en réalité inspirée de mes propres réponses à Kader, issues des longues conversations que nous avons eues pendant les cinq années de préparation du film.`
Propos recueillis par Gonzalo de Pedro