L’épuisement physique et mental – burn-out – est un problème hautement contemporain auquel beaucoup de chercheurs font face. Action Item paraît s’être développé à partir d’une expérience personnelle. Pouvez-vous nous en dire plus sur la manière dont est apparu le projet ? Que vous inspire la notion de « film thérapeutique » ?
Ce projet m’accompagne depuis longtemps. J’ai eu des expériences personnelles à long terme avec la dépression et l’anxiété, mais il y a plusieurs années j’ai vécu ce que je pourrais décrire comme un burn-out. Cette expérience m’a profondément secouée. Après m’en être sortie, j’ai eu besoin de poser un contexte sur ce qui s’était passé. En plus de la thérapie, j’ai commencé à lire des zines auto-édités, des essais, et de la théorie de critique du capitalisme qui interrogent la privatisation de la santé mentale. J’ai aussi rejoint quelques groupes de soutien à Berlin qui travaillent depuis cette perspective. J’ai principalement été conditionnée à penser que ce que je vivais était une expérience personnelle et que donc je devais m’en occuper personnellement. Donc tout cela a été un gros défi pour moi.
Un soir, j’ai retrouvé mon amie Eliana, et elle m’a parlé de son burn-out récent. C’était à la fois excitant et terrifiant de partager autant sur ce sujet. Nous étions toutes les deux intéressées par le fait de comprendre quels aspects de notre expérience pouvaient provenir d’une source systémique, et Eliana a accepté de réfléchir à son expérience dans le film. Je voulais partir de cette expérience personnelle et invisible, et d’un protagoniste individuel qui, en cherchant une perspective, devient un groupe de personnes qui réfléchit collectivement.
Je m’intéresse aux films qui suivent un certain processus, et je trouve cela thérapeutique de réfléchir avec le film, sans forcément arriver à une conclusion. Dans Action Item, je voulais créer un moment de pause qui permet à ces expériences empilées d’être traitées, et qui nous permet de voir ce qui pourrait en découler.
Vous utilisez un répertoire d’images très original, en combinant des vues d’espaces sans qualité, des textures et des détails en gros plan qui rendent parfois difficile l’identification des objets auxquels ils se réfèrent… Pouvez-vous nous en dire plus sur sa construction ? D’où viennent ces images ? Comment avez-vous travaillé dessus ? Vos choix d’étalonnage des couleurs par exemple…
Cette approche résulte d’un aspect très spécifique. À un moment, nous avons mis le projet en pause car je faisais le deuil de mes grands-parents. Je ressentais le besoin de parler du deuil au moyen du film, d’où mon premier long métrage, Lapilli. Après être revenue à Action Item, j’ai dû trouver un moyen de renouer avec le projet. Je regardais les images et je retournais aux endroits de Berlin qui portaient certains souvenirs pour moi : des endroits où j’avais eu une crise de panique et où j’étais repassée par la suite, ou des éléments de la ville qui offraient un endroit où fixer mon regard quand je me sentais submergée.
Puisque le film parle aussi du fait de porter les souvenirs des expériences passées, j’ai ressenti que j’avais besoin d’une forme d’agentivité en entrant dans les images que nous avions filmées. J’ai commencé à littéralement re-filmer les images sur mon écran, les recadrer, les couper, faire de nouvelles compositions. Je me suis rendue compte que par cette manière je revenais au projet après cette pause. En combinant les images de la ville avec des éléments personnalisés, je m’inspirais du langage des images d’archives et créais ma propre interprétation d’une archive collective, partagée, et fluide.
Au même moment, je me suis souvenue des discussions de groupe que nous avions eues sur la colère en tant qu’émotion. À présent, Berlin porte aussi une couche de souvenirs qui ressurgit chaque semaine : la violence sans retenue de la police envers les personnes solidaires avec la Palestine. Lorsque je vivais en Allemagne, je ressentais de plus en plus de colère, et j’ai compris que ce n’était pas une émotion destructrice mais quelque chose de très précis et justifié. En plus du concept de re-filmer – choisir un élément ou un aspect particulier d’une image déjà produite – j’ai travaillé avec un found footage de protestations, émeutes ou manifestations, qui représente des personnes qui se battent collectivement, qui se soutiennent mutuellement, qui trouvent des méthodes de subversion, et qui, essentiellement, recadrent les dynamiques de pouvoir, même si c’est à un niveau utopique.
Une voix off à la première personne, identifiée comme féminine, ponctue le film et ouvre sur des considérations plus théoriques… Quels étaient les enjeux de cette narration ? Quelles ont été vos sources de réflexion lors de l’écriture ?
Dans la salle de montage, j’ai fait une première version de la voix off pour référence en utilisant ma propre voix, et nous avions de longues discussions sur ce que cela signifie lorsque l’on entend la voix du réalisateur en opposition, par exemple, à la voix de l’un des personnages principaux. Nous avons décidé de créer ce personnage de narrateur, dont la tonalité est différente mais aussi entremêlée aux voix des personnes dans le film.
Même si le narrateur parle parfois depuis un domaine plus théorique, je voulais que la voix soit une sorte d’allié – quelqu’un qui intervient à plusieurs moments, qui partage une expérience personnelle ou point de vue théorique, offre du réconfort et une certaine orientation. Cette voix off est une compilation de trois sources de textes centraux pour le film. Ces textes ont aussi été utilisés dans les discussions collectives.
La construction de la voix off et de plusieurs séquences implique un groupe de personnes engagées dans une forme de témoignage. Qui sont ces personnes ? Où les avez-vous rencontrées et comment avez-vous travaillé avec elles ? Quelles méthodes avez-vous utilisées ?
J’ai été inspirée en me rendant à plusieurs groupes de soutien ou de sensibilisation à Berlin et j’ai voulu rassembler un groupe de personnes qui ne se connaissaient pas forcément au préalable. En cours d’élaboration du film, Eliana a rejoint le collectif. Nous avons d’abord filmé avec un groupe plus large, duquel est né un groupe plus petit, que Jasmine, Sam, Alžběta et Eliana ont formé. Ils avaient tous une maladie chronique invisible, et une expérience préalable avec la thérapie, plusieurs formes de facilitation, et des pratiques veillant à prendre soin de soi. Nous avons compilé des extraits d’essais et de livres, que nous avons utilisés dans les discussions de groupe comme une inspiration pour le partage collectif.
Avec Jasmine, nous avons travaillé sur une méthode de « facilitation silencieuse ». Jasmine a fait partie du groupe mais avait aussi un rôle important dans le fait de guider la discussion sans imposer une forme de hiérarchie. Individuellement, nous avons discuté de ce que chaque personne voulait partager avec le groupe. Ensemble, nous avons établi des règles – principalement que personne ne devait se sentir obligé de parler, que les longs silences ne posaient absolument aucun problème, que nous devions arrêter de filmer si quelqu’un le demandait, et que nous avions des moments pour faire le point avec un petit exercice ou un ancrage facilité par Alžběta et Sam.
L’équipe était réceptive aux sujets dont le groupe parlait, et nous partagions souvent des expériences lors de leurs pauses.
Action Item offre de la lenteur et du temps par une progression basée sur des séquences. Comment vous y êtes-vous prise pour le montage avec Deniz Şimşek ?
Deniz est intervenu quand le concept du film était activement en train de prendre forme. En nous basant sur nos discussions par-dessus les images, j’ai produit du nouveau contenu et je l’ai emmené dans la salle de montage. Donc c’était une manière assez fluide de travailler.
Nous avons été inspirés par l’aspect répétitif de l’anxiété ou de la dépression, où chaque nouvelle expérience porte la mémoire de la précédente et, en même temps, anticipe la suivante. Lors du montage, nous avons travaillé sur cette idée de circulation et de boucle. Nous avons fixé quelques points clef de l’endroit où certaines séquences apparaîtraient dans le film. Puis nous avons parlé de certaines images spécifiques et de leur signification. En les utilisant à plusieurs reprises dans différentes parties du film, nous avons intégré cette mémoire passée ; à mesure que le film avance, nous avons façonné l’aspect de quelque chose qui grandit d’une manière plus claire à partir des images. Nous avons travaillé avec des strates d’images réelles et ensuite des images abstraites ou illisibles, plus sous la surface. Nous avons laissé ces strates courir côte à côte, interagir, ou à un point s’écouler l’une dans l’autre, puisqu’à certains moments, celle qui paraît invisible prend le dessus.
Pouvez-vous nous parler de la composition sonore ? Quels principes l’ont guidée, en lien avec le montage visuel ? À quel moment dans la réalisation du film est-ce apparu ?
Alors que je construisais un brouillon de la première séquence courte, j’ai immédiatement eu à l’esprit les compositions musicales de Lénok. J’ai trouvé un son spécifique dans ses pièces qui m’a obsédée. Nous avons décidé de travailler avec cet élément sonore, en changeant sa fonction à travers le film – le faisant évoluer d’un son antagonique, qui fait pression, à un son qui nous accompagne. Lénok a créé une couche musicale qui soutient l’idée de la boucle et de la progression, accompagnant l’histoire comme une sorte d’entité active. Quant à la couche de design sonore, nous avons travaillé avec Clara Becking, avec l’idée de créer un paysage sonore plus personnalisé de la ville.