Le film s’inspire librement de Wavelength de Michael Snow. Pourriez-vous nous parler de cette référence ? Quand est-elle intervenue dans l’élaboration du film ?
La manière de Michael Snow de percevoir la temporalité comme une construction spatiale m’a toujours captivé – cette séance d’hypnose à l’écran. J’ai abordé Wavelength strictement comme une méthode, une sorte de protocole, dont End Pull s’écarte assez rapidement. En effet le film s’échappe des confins d’un appartement à New York et transporte le spectateur dans des montagnes arméniennes, permettant au regard d’errer librement dans l’immensité du paysage. Ici, on ne se concentre plus sur un simple point dans une salle, mais on plonge dans un ancien lit de rivière, passant par des formations géologiques et des déformations historiques. Cet acte délibéré de transition hypnotique – de l’intérieur à l’extérieur, du temps humain au temps profond – devient le geste central du film.
End Pull consiste en un zoom lent et continu dont le mouvement est seulement interrompu par des changements de lumière qui suggèrent que le film a été tourné à différents moments de la journée et pendant plusieurs jours. Quelles ont été les contraintes techniques du film ? Comment avez-vous travaillé avec votre chef opérateur ?
End Pull a été filmé à partir d’un angle de prise de vue fixe, et les contraintes principales se sont révélées être dues aux éléments naturels eux-mêmes – le soleil brûlant, le vent qui fait visiblement trembler la caméra au long du film. Nous avons utilisé cinq objectifs pour zoomer manuellement dans la vaste étendue, tout au long du tournage qui a duré une semaine. Louis Braddock Clarke, le chef opérateur, devait faire chaque mise au point manuellement, donc j’ai conçu une partition pour guider chaque zoom. Derrière la caméra, je répétais « and… pull… » comme un compte à rebours avec un rythme régulier pour donner le signal. Cette phrase, un leitmotiv répété à quelques secondes d’intervalle, est devenue le refrain du tournage, et a fini par donner son titre au film.
Une conversation entre deux personnages qui se réveillent d’un très long sommeil s’intègre progressivement à l’image. Qui sont-iels ?
Le film est syncopé par un dialogue épars entre deux démons arméno-zoroastriens nommés Hārut et Mārut. Ces esprits antiques sont historiquement liés à la magie, la parfumerie, la distillerie, et la fiction. Dans le film, ils apparaissent après s’être réveillés de leur sommeil millénaire, suspendus la tête en bas dans une cave, perturbés par les tirs d’artillerie et le forage minier alentour. Hārut et Mārut n’ont pas l’air méchant mais ne font pas non plus preuve d’empathie, leur existence est d’un ennui implacable, marquée par un désir de disparaître constant. Des démons antiques qui ont perdu leur paradis, mais qui sont réticents à – ou peut-être incapable de – se retirer entièrement.
Le texte a une dimension métaphysique et spirituelle avec quelques références contemporaines. Comment l’avez-vous élaboré ?
Le texte est dans une relation tendue avec le visuel, il interfère avec le zoom sur les montagnes et l’amplifie. Je voulais l’écrire en analogie avec la perception du temps humain par rapport au temps géologique. Le script devait ressembler aux démons eux-mêmes, contradictoire et instable, sans besoin de clarté ni de raison. Hārut et Mārut sont donc omniprésents tant que le film est regardé. Finalement, ils l’emportent sur la caméra et prennent le contrôle de son dernier plongeon dans l’obscurité. Ils ruminent et radotent, se répètent sans relâche, comme des enfants qui apprennent à s’amuser avec un nouveau jouet, quelque peu sceptiques mais à la fois très sûrs d’eux…
Le travail du son crée une atmosphère hypnotique. Comment avez-vous travaillé cette bande-son ? Quelle a été votre approche ? Et comment avez-vous travaillé la texture des voix ?
J’ai emprunté à Snow l’idée d’utiliser un générateur d’ondes sinusoïdales, que j’ai multipliées par trois. La bande-son est composée à partir des tonalités résultantes – un phénomène psychoacoustique où une “note fantôme” apparaît dans nos têtes quand deux tonalités se combinent, une note qui n’est pas physiquement présente. Dans le film, ces sons fantômes se répandent comme une vague d’intensité variable, à l’image de l’ancien lit qui transportait auparavant un fleuve manifestement immense. J’ai filtré et déformé le son par endroits, pour créer de petites îlots de répit dans la pression de l’onde sinusoïdale. Le dialogue a été enregistré comme un pendant à l’ensemble, délibérément fragile, somnolent, difficile à saisir. Sur un ton ludique, l’enregistrement a été pensé comme une perturbation, en rupture avec le mouvement continu du film.
Quelles sont ces montagnes ? Quelles significations ont-elles pour vous ? Pourquoi avoir choisi de ne pas éclairer le film par son contexte géographique et géopolitique ?
End Pull a été filmé dans le petit jardin de mon oncle, qui est dans la famille depuis des générations. Des abricots poussaient juste derrière nous pendant le tournage, et nous avons même été témoins du meurtre d’un serpent. Cet endroit m’est très cher émotionnellement. À ce moment-là, le village était marqué par de nouveaux tirs d’obus azerbaïdjanais et par l’extraction aurifère d’un conglomérat russo-britannique, deux désastres qui ont fortement perturbé les écosystèmes locaux. Ces événements se sont infiltrés directement dans l’écriture et la manière dont j’ai imaginé les personnages des deux démons pour le film. Pour moi, le film maintient son ancrage dans le paysage des montagnes d’Arménie, mais sans s’y focaliser exclusivement. Après tout, les démons n’adhèrent pas à la géopolitique.