Revelations of Divine Love raconte la vie de Julienne de Norwich, une mystique du XIVe siècle. Pourquoi avez-vous choisi ce personnage historique en particulier ? Quelles ont été vos sources pour écrire ce biopic ?
L’impulsion pour faire ce film m’est venue presque accidentellement, mais d’une manière pas si différente de l’expérience visionnaire de Julienne. On était au printemps-été 2017, je venais de terminer mon premier long-métrage A Feast of Man, et je me sentais complètement vidée.
Mon colocataire de l’époque et co-auteur Laurence Bond, qui a joué dans mon premier film, était à ce moment-là en passe de terminer un Master en Histoire médiévale à l’université de Columbia, et m’a demandé s’il pouvait me montrer son article sur Julienne de Norwich. Il va sans dire que j’ai été très émue par son histoire – je n’avais jamais entendu parler de son œuvre, mais sa situation paraissait similaire à la mienne : nous avions à peu près le même âge, souffrions toutes deux du poids du weltschmerz, et avions été arrachées au désespoir par une intervention vraisemblablement divine. Julienne a vu Jésus, et j’ai vu Julienne. Les témoignages qu’elle a fait de ces visions m’ont immédiatement paru si cinématiques que je me suis dit que cela ferait un bon film. Ce qui a commencé comme un court-métrage est devenu, vraisemblablement de lui-même, un long-métrage – et huit ans plus tard, le voilà.
Les femmes prédominent dans le film. Pouvez-vous nous en dire plus quant à la construction des différents personnages ? Et la distribution des rôles ?
Julienne est la première femme à qui l’on attribue l’écriture d’un livre en anglais, ce qui est à la fois très impressionnant et encore relativement méconnu. L’idée que, au XIVe siècle, une femme puisse volontairement quitter sa famille, ses obligations, ses devoirs, et passer le reste de ses jours à travailler et à prier pour quelque chose d’aussi personnel – c’est difficile à concevoir, même aujourd’hui. Qui a autant de temps ? Je ne peux pas parler pour le reste de l’Occident, mais du moins aux États-Unis, l’idée commune que nous avons de la vie des femmes au Moyen-Âge reste très limitée. Nous partons du principe que toutes les femmes étaient illettrées, traitées comme du bétail, vides de toute vie intérieur. Mais la réalité est bien plus riche, bien plus captivante.
En travaillant à partir de contenus historiques, nous avons tiré ce que nous pouvions des faits : la seule preuve vérifiable de l’existence de Julienne est son œuvre, mais elle est mentionnée dans le testament de la comtesse d’Ufford par un legs à « Julienne, une anachorète à Norwich, et Sarah, qui vit avec elle ». Donc à ce moment-là, nous avons su qu’il y aurait deux autres femmes dans l’histoire – la comtesse d’Ufford, et Sarah, la compagne de Julienne. Faire apparaître des sœurs bénédictines dans l’histoire nous permettait non seulement de donner un autre exemple de la vie des femmes, mais également une représentation utile de la différence entre la vie religieuse en communauté et la vie d’une ermite sainte. Même si l’histoire est centrée sur la vie de Julienne, je voulais montrer dans ce film autant de « manières d’être » pour les femmes que possible : pas seulement des sœurs mais des nobles, des paysannes, des femmes de marchands, des femmes de braconniers, des femmes aubergistes, etc.
Pour la distribution, j’ai choisi des femmes que je savais être des performers, des cinéastes, des artistes. Trois des rôles sont joués par des cinéastes : Hanna Edizel, qui joue Soeur Agnès, est monteuse en plus d’être actrice. Ayanna Dozier, qui joue la comtesse d’Ufford, et Marit Liang, qui joue la Vierge Marie, sont des cinéastes pluridisciplinaires qui jouent devant la caméra dans leurs propres œuvres. Cela s’étend à l’ensemble de la distribution […] : Isabel Pask qui a joué Sarah, Valery Lessard qui a joué Sybil, et Samantha Steinmetz qui a joué Soeur Béatrice nous ont été présentées par des directeurs de casting qui savaient parfaitement ce que nous recherchions, et qui nous ont mis en contact avec des actrices à la hauteur – spécifiquement, des actrices avec un intérêt pour l’histoire et de l’expérience au théâtre, des personnes qui apprécieraient le contenu de l’histoire et les limites matérielles du travail sur le plateau.
Métaphysique et prosaïsme religieux coexistent dans le film. Comment avez-vous développé le script et les dialogues ?
Il existe une version originale du script écrite en anglais médiéval, mais nous avons très vite abandonné cette idée ! Vouloir créer un portrait « fidèle » du Moyen-Âge est une mission perdue d’avance – les seuls indicateurs historiques que nous avons de la manière dont les gens parlaient et se comportaient sont basés sur des informations et des témoignages qui ont survécu à l’épreuve du temps. Ma philosophie directrice est que les films d’époque parlent de deux ères différentes : celles dans laquelle ils prennent place, et celles dans laquelle ils sont faits. Le cadre du XIVe siècle est une partie intégrante du récit, mais en tant que cinéaste j’utilise cette époque pour parler de la nôtre – une époque de prétendue « dégénération intellectuelle » (le soi-disant « Âge sombre », un terme inventé par Pétrarque au XIIIe siècle !), de bouleversement social et politique, de négociation avec les besoins conflictuels entre le monde public et social et la vie privée de l’artiste.
Le plus important dans ce récit, l’outil qui permettrait de faire tout comprendre au spectateur, était de montrer l’expérience de Julienne comme un fait. Que l’on croie à la véracité des apparitions religieuses ou non, cela perd presque toute son importance – pour que le film fonctionne, on doit accepter le récit de Julienne selon ses termes à elles. Notre méthodologie a été en partie d’imprégner le récit des banalités de la vie d’anachorète: la solitude, les tâches à effectuer, et la manière dont le cloître contraste avec la communauté à l’extérieur de l’anachorétisme de Julienne. La vie médiévale se faisait en collectif. Pour trouver un équilibre entre le sublime et le commun, nous avons dû représenter à la fois l’extraordinaire et le banal.
La musique, qui cultive une sorte d’anachronisme, joue un rôle essentiel dans l’atmosphère et le rythme du film. Comment avez-vous pensé à sa place lors du processus d’écriture, et comment a-t-elle été composée ?
Le choix de la présence d’instruments électroniques était évident depuis le début. Zachary Koeber, avec qui nous avons parlé de la musique pendant des années, bien avant de commencer à filmer, est multi-instrumentiste, au point qu’il en devient presque un groupe à lui seul, et il était prêt à créer tout ce dont la bande originale avait besoin pour soutenir les interprétations à l’écran.
Quand il a commencé à travailler sérieusement sur la bande originale, je lui ai envoyé des exemples de musique historique et plus contemporaine qui pouvaient correspondre à l’ambiance générale : des chansons folkloriques anglaises de l’époque, de la musique d’autres films sur le Moyen-Âge (Blanche de Walerian Borowczyk nous a beaucoup inspirés), et même de la musique psychédélique. J’ai pris soin de souligner que les synthétiseurs et la musique électronique étaient une partie intégrante de la bande-son, un anachronisme instantané qui “apprend” au spectateur comment voir le film, mais dans une bande-son qui reste cohérente avec la manière dont la musique était composée et jouée à l’époque.
La pop fantasy et le psychédélisme se mélangent en une sorte de naturalisme artisanal fondé sur des décors faits en carton. Pourquoi avez-vous opté pour ces choix esthétiques ? Pouvez-vous nous en dire plus sur la construction de ces décors ?
L’art médiéval est psychédélique par nature – il opère sur un plan d’allégorie et de métaphore, utilisant des couleurs et textures tapageuses pour transmettre un sens narratif. Les personnes vivant au Moyen-Âge n’avaient peut-être pas la culture des mots, mais elles avaient celle des images, et elles comprenaient que ces symboles avaient un pouvoir émotionnel et spirituel très fort. On peut penser aux riches enluminures des livres d’heures, aux tapisseries méticuleusement tissées, aux vitraux finement conçus – tous des supports remarquables qui célèbrent plutôt que de dissimuler le processus de fabrication. Au Moyen-Âge, faire de l’art était comme rendre hommage à Dieu, et se dévouer à son art était comparable à une pratique religieuse.
Créer un contraste entre la vie de visionnaire et la vie quotidienne de Julienne a été central au récit dès le début : nous avons utilisé l’allégorie « cité de Dieu » / « cité des hommes » de Saint Augustin comme point de départ – l’idée que le monde fait par l’homme est inauthentique, et que le monde divin est réel. En représentant la vie de visionnaire de Julienne à l’extérieur, avec de la lumière naturelle, un cadrage plus large, et sa vie terrestre comme un monde artificiel de poupées, nous avons insisté sur le fait que ces visions lui sont vraiment venues, que c’est une expérience véritable qu’elle a vécue. Faire un film religieux parfaitement d’époque, surtout avec notre budget modeste, aurait été impossible. Mais dès le début notre but n’était ni la reproduction, ni la vraisemblance – c’était de transmettre, par ces mêmes couleurs, textures et symboles, un temps et lieu spécifique de l’histoire. Nous avons cherché des indices de reprises médiévales à d’autres époques pour voir comment les artistes s’inspiraient de cette ère dans le passé : les dessins et les écrits de William Morris, la reprise gothique dans l’architecture du XIXe siècle, les Ren Faires (fêtes médiévales) qui ont émergé en Californie dans les années 1960, entre autres.
En tant que spectatrice, je suis habituellement très attirée par les anachronismes, les œuvres artisanales, les films qui utilisent des symboles et des signifiants comme biais d’exposition et d’explication. Nous avons regardé d’autres films qui ont réalisé de grandes idées avec de petits budgets : Caravaggio de Derek Jarman, Perceval le Gallois d’Eric Rohmer, et surtout Lancelot du Lac de Robert Bresson. Pendant toute la période de pré-production du film, nous avions une devise : « toutes nos idées débiles fonctionnent ! »
Sur le plan pratique, nous avons employé des astuces ingénieuses pour reproduire des textures et matériaux spécifiques – tous les décors ont été construits à partir de grandes plaques de mousse isolante rose, très souple et malléable. En utilisant des brosses métalliques et une légère couche de peinture, notre directeur artistique, Grant Stoops, qui est un peintre qualifié, a transformé des bandes de mousse rose en bois de charpente. Même le mur de l’église est fait de mousse taillée, poncée et peinte pour ressembler à de la pierre. Le motif au sol a été dessiné pour rappeler le damassage – les motifs qui se répètent sur le fond des manuscrits enluminés. Et tout a été méticuleusement peint à la main, parfois pour seulement une prise ou deux, par exemple pour les scènes au Prieuré de Carrow. Nous avons tous pris part à la construction et la peinture de ces décors.
Chaque prise est très stylisée et rigoureusement composée. Quelles ont été vos méthodes de travail et vos inspirations ?
Faire un film d’époque médiéval me donne parfois l’impression de tricher, parce que je peux facilement puiser dans l’alphabet de l’allégorie et du symbolisme. Il y a des poses et gestes spécifiques que l’on peut voir à travers tout l’art médiéval occidental, et rendre hommage à ces œuvres est une manière très pratique de transmettre et représenter cette époque. Sur un plan purement pratique, nous savions que nous devions vraiment utiliser autant de variations que possible de ces décors. Et les décors en eux-mêmes étaient plutôt petits, proches des proportions réelles d’une cellule d’anachorète.
Pouvoir s’inspirer de l’histoire de l’art était essentiel ici – nous avons créé une petite bibliothèque d’art médiéval dans notre studio, avec notamment des photos d’églises pré-gothiques de la région, des livres sur les enluminures et la mode médiévale, ainsi que des sources plus « contemporaines » comme la base de données sur l’artisanat de l’époque d’Owen Jones, La Grammaire de l’ornement, et un très, très grand nombre de livres sur les premiers films muets. Sur plusieurs niveaux, faire un film avec un petit budget se rapproche des débuts du cinéma muet – l’on opérait dans un périmètre restreint de cadrage et de composition, limité par ce que la technologie était en mesure de faire. Je voulais m’inspirer consciemment de cette ère du cinéma, mais je voulais aussi donner carte blanche à l’équipe et aux acteurs pour leur permettre de trouver leurs propres mises en scène, de trouver un juste milieu entre la réalité pratique de ce qu’exige la réalisation du projet et ce qui leur paraissait naturel et faisable sur le moment.
Propos recueillis par Claire Lasolle