Frío metal suit une forme d’exploration de la jeunesse mexicaine, déjà présente dans Príncipe de Paz (FID 2019), à travers l’histoire de deux frères, Mario et Óscar. Quel a été le point de départ de ce nouveau film ?
Je pense que les obsessions sont restées les mêmes que dans mon premier film, sauf que cette fois-ci nous avions un peu grandi, et ces préoccupations et inconforts se sont manifestés de manières différentes. Alors qu’avant il y avait plus d’exploration du territoire et de l’espace qui nous entoure, maintenant ces espaces et ces incertitudes se sont manifestées dans nos propres corps, dans les maladies dont nous souffrons, les addictions, l’abandon de la famille, le sentiment d’être à la dérive et sans direction. Je pense que c’est un sentiment que la plupart des jeunes qui vivent ou grandissent dans les banlieues des villes ressentent à un moment. Je dirais que c’est là, dans la transformation du corps ou dans l’imagination de ce qui nous construit physiquement à l’intérieur de nous, que j’ai commencé à imaginer ce film. Il a aussi été traversé par ces processus de transformation et de douleur dans une masculinité qui est violente, qui nous stéréotype et nous désensibilise. Même si la violence n’est jamais explicite dans le film, elle s’imprègne et se manifeste dans les corps des adolescents, par leurs rêves, des changements de spatialité soudains, la mémoire de la terre détruite, et les sons de leurs propres corps. C’est un film dédié aux jeunes qui vivent à la dérive dans les banlieues de Mexico, et plus précisément à l’est de la ville, Iztapalapa. Cette zone est principalement composée de familles de classe ouvrière qui ont migré à la ville dans les années 1980 et se sont installées dans les banlieues de la métropole.
À part Lázaro Rodriguez, les interprètes semblent être des acteurs non-professionnels qui portent leur propre nom dans le film. Comment les avez-vous choisis ? Quelles méthodes avez-vous utilisé pour travailler avec eux ? Ont-ils participé à l’écriture du film ?
Je connais Mario et Oscar depuis 2016. Je pense qu’au fil du temps, nous avons d’une certaine manière grandi ensemble. Et tant que nous avons une relation de travail, nous sommes aussi amis. Au fil des années, nous nous sommes retrouvés pour parler et prendre des nouvelles de nos vies respectives. C’est lors de ces conversations que l’histoire s’est beaucoup adaptée à ce qu’ils étaient en train de vivre à ce moment-là. Nous avons tous les trois proposé des scènes et des idées. Certaines ont été filmées et d’autres non, et plusieurs scènes ont été coupées du montage final.
Avec les autres acteur·ices non-professionnel·les, le processus a été encore plus naturel, puisque j’étais très intéressé par leur personnalités et ce qu’ils faisaient ; et c’était des personnes que j’avais déjà rencontrées. Beatriz, qui tire les cartes, en est un exemple. C’est une amie de longue date de ma mère, elle est une véritable sorcière, elle gagne sa vie en tirant les cartes. Ce n’est pas son travail à plein temps, mais elle choisit de faire des tirages pour des proches ou quiconque la paie. Elle dit que le tirage des cartes c’est comme « demander les potins ». Dans ces cas-là, il n’y a pas de texte spécifique, simplement quelques mots-clefs ou suggestions de dialogues. Je n’appellerais pas ça de l’improvisation, mais il y a une certaine liberté dans l’utilisation des mots.
Quant à Lorena, la femme sur qui le film ouvre au jeu de roulette. Je l’ai rencontrée un soir où je travaillais à la foire. Sa voix et son chant m’ont hypnotisé dès le début, et ce n’est que des mois plus tard, après avoir pensé au jeu, que je me suis rendu compte qu’elle devait ouvrir le film.
Et donc, j’ai pu parler aux autres acteur·ices non-professionnel·les avec qui j’ai une relation plus ou moins proche.
Les jeux – de chance, de mains, de plateau – apparaissent à plusieurs moments dans le film, et certains d’entre eux ouvrent sur d’autres mondes. Que signifient-ils pour vous ? De quelle manière servent-ils aussi de procédés narratifs ?
Je pense que ce sont des jeux qui ouvrent des portails. Et de leur manière joueuse, ils accompagnent l’interaction qui existe entre la perception du temps et la narration dans le film. Ce sont des moments dans lesquels le temps se contracte ou se déroule, ou où l’on peut avancer vers un autre espace. Le hasard, l’imprévisible m’intéressaient également. Cela m’a fait penser à comment le film pouvait être monté. Et que peut-être cela dépendait de la face sur laquelle le dé atterrissait.
J’étais également intéressé par leur signification historique et la relation que nous avons avec ces jeux. Le dernier, montré dans la dernière partie en noir et blanc du 8mm, « Poleana », est un jeu inventé dans une prison au Mexique. En gros, on avance sur les carrés en lançant les dés, et le but est d’éviter de se faire rattraper par la police. Le jeu est arrivé dans les rues quand les détenus ont été libérés de prison et les seuls plateaux existants sont faits maison. Je pense que c’est un jeu qui synthétise cette vie de la rue, du périphérique, de la marge. Qu’importe ce qui est considéré comme le centre.
Frío metal établit un parallèle entre le corps humain et la terre, à la fois dans le récit – le fait de pénétrer dans les corps par des cavités souterraines – et dans la structure même du film. Pouvez-vous commenter cette dimension ? Comment avez-vous travaillé cela dans le montage ?
C’était la première image, ou « l’image-graine », qui a fait germer le film. Des personnes qui traversent le corps d’un autre ou qui marchent à l’intérieur de nous-même. Trouver des fragments enterrés de la mémoire ou même du futur. En ce sens, le montage était simple, quand nous sommes arrivés à ces moments dans la mine, nous pouvions aller partout. Ici, le choix a été de laisser ces moments fictionnels et d’insérer ces fragments de documentaire filmés en 8mm dans le centre de réhabilitation. Ces scènes ont été tournées plus tard parallèlement au montage, qui, à, mon sens, fait partie du processus d’écriture. Le noir et blanc a toujours été conçu comme une autre chronologie pour le film. Ces moments pourraient très bien être des souvenirs de l’intérieur de la mine ou des extraits du futur de cette histoire. C’est ici que la linéarité du récit se délite, ce qui lui donne un certain sens d’abstraction. Quelque chose qui ne peut pas être entièrement contenu.
Le film a une dimension surnaturelle autant que documentaire. Qu’est ce qui vous intéresse dans ce double champ ?
Je pense que j’ai toujours été intéressé par la réalité, par ce que je vois, le monde avec lequel je connecte quand je marche et me perds. Il y a beaucoup de choses que je voulais filmer à Iztalpalapa, comme les grandes fêtes dansantes avec des MC, les motos, les foires du soir, l’ésotérique. Mais je suis aussi intéressé par ce que les autres ne voient pas, par ce qui n’est pas si facile de percevoir, l’obscurité qui existe dans cet espace, non pas dans un sens péjoratif, mais plutôt dans cette force gravitationnelle égale, qui attire, ce qui génère des syncrétismes en termes de religion, ou qui est tout simplement irrationnel. Et je pense que c’est aussi dans cet espace entre la réalité et mon désir que cette sorte de dialectique est générée. Entre ce qui est dans ma tête et l’interprétation de l’obscurité que je perçois, dans ma manière de l’imaginer. En ce sens, j’ai toujours été très ouvert au monde, et c’est pourquoi, malgré ces éléments surnaturels, il y a toujours beaucoup de réalité ou de documentaire. Parce que c’est là, et pour moi, c’est important d’y prêter attention.
La présence de la mine évoque, par l’exploitation de ses ressources et leur transformation, un système de télécommunications et donc la transposition virtuelle de soi. Pouvez-vous élaborer sur la présence de cet élément et ce double aspect dans le film ?
Initialement, au moins lors de la phase d’écriture du film, on insistait sur l’exploitation minière comme moyen d’extraire les ressources naturelles pour créer de la technologie. Plus spécifiquement, des téléphones portables et des médias. C’était un élément plus présent dans l’intrigue, ou une relation plus directe entre images, exploitation minière et technologie. Je pense que c’est toujours présent, mais de manière beaucoup plus diluée, parce que c’est une chose d’écrire cette relation en fiction, et c’en est une autre d’atteindre réellement l’espace de cette mine. Et même si cette relation est explicite, il y a d’autres choses qui le sont encore plus. Et pour moi, cela semblait directement logique avec la violence exercée en perçant la terre. J’y ai depuis pensé plus en terme de relation directe avec la violence qui existe dans cette partie du pays et la manière dont cette machinerie, que ce soit sous la forme d’une machine qui détruit l’espace ou d’une machine de guerre coloniale, peut détruire les corps et la conception de soi, qu’elle soit virtuelle ou physique.
Propos recueillis par Louise Martin Papasian