Film-voyage, Fuck the polis a une double origine, vécue et littéraire : votre propre expérience, et une nouvelle très récente de l’écrivain portugais João Miguel Fernandes Jorge. Pouvez-vous raconter la (longue ?) genèse du film ?
Assez longue… D’une part, l’expérience de mon premier voyage en Grèce en 2007 ; une sorte d’échappatoire à la nouvelle que ma vie ne tenait plus qu’à un fil - c’était le pronostic clinique. Moi qui avais rêvé toute ma vie d’aller en Grèce, j’ai décidé de partir immédiatement, avant qu’il ne soit trop tard. Des années plus tard, en 2019, lors d’un déjeuner avec João Miguel (Fernandes Jorge), je lui ai beaucoup parlé de mon voyage, des choses extraordinaires qui m’étaient arrivées… Quelques mois plus tard, il s’est présenté à la Cinémathèque avec une nouvelle, A Portuguesa. J’ai trouvé ça drôle, j’ai pensé que c’était à propos de mon film, qui s’appelle aussi A Portuguesa. Mais non, c’est mon voyage que son histoire racontait - déjeuner béni ! C’était comme si deux rivières se rencontraient. Moi qui ai toujours pensé qu’un jour je ferais un film à partir de mon voyage de 2007, je me suis retrouvée dans une zone frontière, voyageant sur la ligne incertaine entre la réalité et le rêve. Aussi loin que je me souvienne, j’ai fait circuler les choses d’un côté à l’autre, sans savoir si c’était son histoire ou la mienne qui était la plus vraie.
C’est un film éminemment collectif : un groupe de jeunes gens, quatre garçons et une fille, vous accompagnent d’île en île. Loin de se contenter de faire le voyage avec vous, ils font aussi le film – image, son, production… Comment cette petite bande s’est-elle constituée ?
Un film que l’on fait sans savoir exactement ce qu’il est ou ce qu’il va être, surtout, dans ce cas, un film si étroitement lié à une expérience personnelle, profondément intérieure, était une énorme difficulté pour moi. Mais j’avais confiance. J’ai essayé d’obtenir un soutien financier, mais le jury ne m’a pas fait confiance – ils ont sûrement des projets plus clairs à considérer… Carlos Muguiro, de l’Elías Querejeta Zine Eskola, à Tabakalera à San Sebastián, m’a dit : « Si vous voulez filmer, nous pouvons vous prêter du matériel ». Il m’a donné une liste de matériel son et image, je n’avais plus qu’à choisir… ! C’était en novembre 2023, j’étais sur le point de terminer une résidence à l’école, à laquelle Carlos et Arrate Velasco m’avaient invité. Comme pour le film, je ne savais pas vraiment où mener ces rencontres avec le groupe d’étudiants, dont la plupart avaient déjà réalisé des films ; j’ai emporté plusieurs éléments en vrac, dont l’embryon de ce film, que j’ai posé sur la table - un bref dossier, des textes. Qui sait ? Peut-être l’un d’entre eux aura-t-il une bonne idée ? A Céu Aberto (Sous un ciel ouvert), c’était le titre à l’époque. A la veille de mon départ de San Sebastian, un soir, dans la rue, l’un des étudiants m’a dit : « Je ne sais pas ce que tu veux de plus ? Après tout, tu as déjà tout ce qu’il faut pour le film. Il ne te reste plus qu’à le faire ! » C’est ce que j’ai fait !
Bingham Bryant : « Ok, je ne l’ai jamais fait avant, mais je pense que je peux faire la caméra, Maria m’aidera. » João (Sarantopoulos) et Mauro (Soares) étaient déjà des complices sur d’autres projets (O Trio, A Portuguesa). En mai, nous avons tourné. Le soir de notre arrivée à Athènes, j’ai rencontré Loukianos, un être extraordinaire ! Quelques jours plus tard, il nous a rejoints sur le chemin de Delphes…
La temporalité du film est très singulière, comme s’il y avait deux voyages : celui que vous (votre personnage) effectuez avec un groupe de jeunes gens et un autre voyage, dont sont remémorés des fragments. Comment avez-vous travaillé cette dimension du film ?
N’y a-t-il pas trois voyages ? Parce que le voyage d’Irma est, et n’est pas, le mien. Et puis il y a le nôtre, celui du tournage. Les lieux sont vus à des époques différentes, 2007, 2024. La voix de Farantouri, pour moi, réunit ces deux époques.
Vous associez plusieurs régimes et qualité d’image : le numérique HD est régulièrement troué par des éclats de Super8, mais aussi, semble-t-il, d’image vidéo de moindre définition. Cela participe de la temporalité du film, mais aussi de sa dimension collective, comme si l’on suivait la fabrication des images au fil du voyage.
J’aime cela. Et dans ce film, c’est approprié, de tels éclats, comme la pierre des ruines, du sol grec. Le fait d’avoir des moyens limités a permis une certaine chorégraphie des rôles entre nous, qui se réinventait au fil du tournage. Et le Super 8 - et ses couleurs - est un caprice, pur - il ramène toujours à une époque ancienne ; une image de verre, je ne peux pas l’expliquer. Ce sont peut-être les images qu’Irma a filmées… Il n’y a pas de raison dans ces choses-là. Ou il y a une bonne raison, oui, le manque de moyens et de temps, et la nécessité, la ressource - nous devons tous faire un peu de tout.
Le film est gouverné par un principe chorégraphique, qui fait littéralement danser la réalité, les plans, la matière filmique. Chorégraphie dans le plan (danses traditionnelles ou ballet des camions), danse des plans eux-mêmes, sous l’effet d’un montage syncopé. Se dégage une allégresse partagée et contagieuse.
La danse mythologique initiale des Geranos m’a beaucoup inspirée, et cette image dans le film est une belle ruine. Je me suis dit : c’est une vision idéale du monde, sept hommes, sept femmes, côte à côte, formant une corde qui s’enroule sur elle-même vers le centre (le passage aux enfers) ; et qui se déroule ensuite, au même rythme que la musique (le retour à ce monde, disent les légendes…)
Cette danse était aussi la nôtre sur les îles des Cyclades, coude à coude, jusqu’au dernier jour. Un partage constant, non seulement des chambres, des tables, de la cuisine, de l’étendoir à linge, des valises et du matériel, mais surtout d’une joie épuisante. La Grèce a cet effet sur nous. Il y a là une sorte de centre, de lumière. Sans Dieu. Juste sa lumière. De nous cinq, j’étais la seule à être allée à Delos et Delphes, pour eux c’était une première. Je suis heureux qu’on me dise qu’il y a quelque chose de cette joie dans Fuck the polis.
La maladie est un motif important du film. Elle en est l’origine. Mais c’est aussi, et sans doute avant tout, un film de convalescence. Au sens où la convalescence est un état de retour, de redécouverte du monde, de la réalité sensible, avec une acuité nouvelle. Une grande santé se dégage de votre film.
C’est une tentative de toucher l’origine, aussi abstraite que soit l’idée. Sentir le jour primordial, avant le verbe. C’est cette émotion qui m’a apaisée lorsque j’ai posé le pied en Grèce pour la première fois. Ce n’est pas tous les jours, mais il arrive que l’on touche au sublime de la vérité. Il guérit l’âme, ou la nourrit : « La vérité n’est pas une explication qui détruit le mystère, mais une révélation qui lui rend justice ». En me levant j’ai ouvert un livre de Mónica Baldaque qui vient de sortir et que j’ai acheté hier, Les maisons dans la vie d’Agustina ; en exergue on y lit cette vérité de Walter Benjamin extraite de L’origine du drame baroque allemand. Je n’ai pas d’épiphanies, ce n’est pas ça, et je ne les cherche pas non plus. J’ai voulu raconter une histoire, pas parce qu’elle était la mienne ; j’ai repoussé la vanité le plus loin possible pour ne pas gâcher l’histoire qui permettrait peut-être de révéler la mémoire de l’amour, et avec elle la rencontre des êtres et des choses. Et du cinéma.
Fuck the polis : le titre est pris à un graffiti écrit sur un mur, et tiré de la nouvelle de João Miguel Fernandes Jorge. Au-delà du jeu de mots, on peut l’entendre comme une volonté de congédier la cité, c’est-à-dire la et le politique, le catastrophique présent, pour s’adonner aux plaisirs partagés de la beauté et de la clarté qui furent et demeurent celles de la Grèce. « Que le monde aille à sa perte, c’est la seule politique », disait Marguerite Duras – qui, comme vous, a merveilleusement bien filmé les camions.
Le titre vient de Fernandes Jorge, oui, mais pas de la nouvelle, il vient d’un poème que l’on entend à la fin du film, Rua Doménikos Theotokopoulos, qui se termine ainsi : « sur le mur, en noir - fuck the polis ». Ce poème m’a fait forte impression. Comme je l’ai dit, il y avait d’autres titres au départ – Sous un ciel ouvert, L’Île claire… - qui reflétaient peut-être la lumière grecque. Marguerite Duras - je n’ai pas vu son film - a sûrement raison dans sa déclaration. Nous sommes le cancer, m’a dit un jour Aki Kaurismaki, après le bonheur d’une projection de La Vie de Bohème. Lors de ce voyage/film, cette idée de lumière s’est effondrée. Le poème de Fernandes Jorge a heurté de plein fouet mon impression d’effondrement et d’agonie du monde. Avant le tournage, j’ai lu un rapport de l’Académie française d’Athènes qui m’a donné des frissons : dans 50 ans, Delos sera submergée, en grande partie à cause du sur-tourisme à Mykonos. C’est vrai !
Insiste, à plusieurs reprises, dans le camaïeu vert-bleu-gris-blanc des îles grecques, le rouge vif, accentué par l’étalonnage, des coquelicots. Sont-ce ceux de Monet et/ou de Godard ? Les premiers arrivent après qu’est prononcé le mot « justice ». Ou bien est-ce avant tout du rouge ?
Les coquelicots sont couleur sang. Je ne pensais pas à Godard ou à Monet. La première fois que j’ai été à Delphes, le sol était couvert de coquelicots, il y avait des oiseaux très haut dans le ciel, des bourdonnements d’abeilles… Aujourd’hui tout cela s’est asséché, comme s’est tarie la fontaine de Castalia. Les coquelicots dans le film apparaissent quand on parle de la mort de Socrate, le premier homme tué pour son sens de la justice…
À un certain moment, le récit s’ouvre à une figure et une voix de la culture grecque contemporaine : la chanteuse Maria Farantouri. Vous et votre bande vous arrêtez chez elle, la rencontre est magnifique. Pouvez-vous nous parler d’elle, de votre rencontre avec la voix d’abord, la personne ensuite, de la manière dont elles ont trouvé place dans le film ?
La rencontre avec Maria Farantouri m’a protégée de la désolation dans laquelle je me trouvais à la fin du tournage. Le cœur se brisait. Je l’avais entendue le soir de mon arrivée à Athènes en 2007, sans savoir qui elle était. Mais ce serait une longue histoire…
Propos recueillis par Cyril Neyrat