Votre film paraît répondre à une urgence politique. Pouvez-vous nous en dire plus sur les conditions dans lesquelles il a été réalisé ?
Oui. Katasumbika est né non seulement en réponse à une urgence politique, mais de la pulsion profonde d’une crise persistante – un état devenu devenu comme permanent dans le monde d’aujourd’hui. Surtout à Goma, où l’exception est depuis longtemps devenue la norme, la question qui m’a hanté était : Que signifie vivre où l’urgence n’est pas un événement, mais une condition de l’être ?
Cette réflexion est apparue d’abord non pas en théorie, mais dans la terre. Je travaillais avec les mamas de Yole Ekolojia au camp de déplacés de Bulengo – un jour comme un autre dans notre programme d’agrolibération. Nous nous occupions des cultures autochtones, nous partagions des connaissances, nous explorions les rythmes de l’agriculture. Certaines mamas et enfants documentaient également la journée avec notre cours de journalisme collectif. C’était un moment de vie – ancré, généreux, connecté.
Puis, la rupture est arrivée. Les cieux ont éclaté, Goma était bombardée. Les troupes du gouvernement, qui battaient en retrait face à l’avancée des forces rebelles, avaient installé leur artillerie près du camp – le camp même où vivaient les mamas. Alors qu’ils tiraient sur des positions M23 rebelles, les rebelles leur ont rendu la pareille. Et de notre place à Yole!Ekologia, nous voyions et entendions les bombes tomber, comme si la respiration de la guerre exhalait juste à côté de nous.
Ma première impulsion a été de dire à tout le monde de s’enfuir. Nous étions presque une centaine à être rassemblés. J’ai bougé pour disperser, pour renvoyer les personnes « chez elles ». Mais l’une des mamas m’a posé une question qui m’a arrêté net et qui a fendu l’instant : « Aller ? Aller où ? » Ses mots n’étaient pas seulement une question – ils étaient un miroir. À cet instant, j’ai reconnu le privilège incrusté dans mon désir de fuir. Ces femmes avaient déjà traversé quatre guerres pour arriver ici. Pour elles, Goma n’était pas une étape – c’était l’arrivée imaginée, la fin d’un long exil. Il ne restait nulle part ailleurs. Puis, elles ont commencé à chanter. Ce chant n’était pas une performance. C’était une résistance. C’était se re-mémorer. C’était le rythme ancestral qui se levait pour interrompre le chaos. À ce moment, la peur a perdu son emprise. La guerre était toujours là, mais elle ne nous tenait plus en otage. Nous sommes restés – non pas parce que nous étions en sécurité, mais parce que nous étions humains. Et en restant, un nouveau savoir s’est réveillé.
Plus tard, l’une des mamas m’a demandé si je me souvenais du Mukumbira. Bien sûr que oui. C’est une pratique ancienne – une philosophie de recalibrage. Quand quelqu’un sort de l’harmonie de la communauté, on ne le punit pas par l’enfermement. On l’envoie dans la forêt, pour vivre dans un monde qui n’est pas conçu uniquement pour le confort humain. Là, parmi les intelligences indomptées de la terre, l’esprit peut se souvenir de sa place dans le grand rythme de la vie. Pour vivre en asynchronie avec le temps humain, et en revenir à la synchronie avec la vie entière – c’est ça, guérir. Après 21 jours, les personnes revenaient transformées, non en parias mais comme des âmes réalignées. Le Mukumbira est devenu une commémoration directrice. Pas simplement pour l’individu, mais pour les société qui ont perdu leur rythme avec l’équilibre sacré. Et j’ai commencé à comprendre : notre monde souffre d’une perte chronique de synchronie. La violence normalisée dans le monde, comme à Goma, n’est pas uniquement politique – elle est systémique. C’est un démembrement de l’Être, une séparation à la source. Quelques mois plus tôt, je marchais avec un.e collègue après avoir une session de tournage. Nous avons croisé des membres de Bazalendo, un mouvement spirituel ancré dans les croyances indigènes. Ils manifestaient devant une mission de l’ONU. En me reconnaissant, ils ont crié : « Petna, tu as une caméra – viens nous filmer ! » Je ne savais pas encore pourquoi, mais je me suis senti appelé à témoigner, j’ai filmé le moment. Des mois plus tard, j’ai entendu dire qu’ils avaient été massacrés – dans leurs propres églises. Des citoyens sans armes. Des aînés. Des chefs spirituels. Tués non pas par des rebelles, mais par les gardes mêmes du président. Leur seul « crime » avait été de demander le retrait des forces de la paix de l’ONU, qui échouaient encore et encore à protéger les peuples qu’elles disaient défendre. Leur mort a traversé les médias internationaux dans un murmure infime. Plus d’une centaine d’êtres humains – disparus de l’attention du monde comme s’ils n’avaient jamais existé.
Mais je les avais vus, et j’avais entendu leurs chansons. Un de leurs chefs avait parlé avec une clarté qui m’avait frappé – une vision panafricaine, ancrée non dans la séparation mais dans la dignité et la souveraineté. La dernière fois que j’avais entendu une parole similaire sur le sol congolais, c’était la voix de Lumumba. Je me suis trouvé chargé d’un poids terrible : que faire de ce témoignage ? De cette caméra ? De cette voix ? C’est à ce moment que le film a commencé à prendre forme. Pas comme une réaction, mais comme un tissage. J’ai commencé à suivre les fils entre la cosmologie ancestrale et la violence contemporaine. Entre le Mukumbira et le besoin de se re-mémorer face à la rupture. J’ai vu que les structures auxquelles nous résistions ne sont pas défaillantes. Elles font précisément ce pour quoi elles ont été conçues : extraire, déshumaniser, être loyales seulement au capital et à l’empire.
Cette réalisation s’est cristallisée quand j’ai regardé un film colonial Cuivre (1938) d’Ernest Genval. Après avoir romantisé l’entreprise hasardeuse, le narrateur déclare calmement : « Le but est de produire des personnes blanches indigènes au Congo sans intention de retour. » Cette phrase – si éhontée, si désinvolte – révèle l’architecture d’un projet qui persiste, sous un nouveau masque. La violence d’aujourd’hui n’est pas incidentelle. Elle est l’écho d’un motif, qui fredonne à travers l’histoire. Je me souviens d’une photo que l’une des mamas a prise lors de notre projet d’agrolibération. Une casserole pleine de pierres en train de cuire. Le commentaire qu’elle en a fait était : « Nous ne mangeons pas de coltan. Pourquoi devons-nous fuir de chez nous par sa faute ? » Cette phrase m’a brisé. Le métal qui nourrit les empires mondiaux de la technologie est méconnaissable dans les cuisines des personnes déplacées par son extraction. C’est là le piège de l’urgence constante. Elle contraint l’esprit à la survie. Et dans cet état, rêver devient dangereux. L’imagination devient subversion. C’est pourquoi les espaces comme Yole!Ekolojia sont sacrés. Ils sont plus qu’un refuge – ce sont des sites de recalibrage ancestraux. C’est où se joue le Mukumbira, où la narration devient un rituel, où la chanson interrompt la peur, où les graines sont plantées non seulement dans le sol, mais dans la mémoire. Au final, les Wazalendo ne sont pas morts en vain. Leur défiance, ancrée dans la foi autochtone, exige de redéfinir la citoyenneté – pas celle proposée par l’état post-colonial qui brutalise son peuple, mais une citoyenneté inscrite dans le sol, l’esprit, la chanson. Donc Katasumbika n’est pas simplement un film. C’est une chanson pour se souvenir des démembrés. Un témoignage. Un appel au rythme dans un monde qui a perdu son tempo.
La séquence centrale, un style de cinéma direct qui capture un meeting politique, contraste avec le reste du film. Est-ce la base de Katasumbika ?
Ce meeting, intense et sans filtre, a en effet ouvert un portail – à travers lequel multiples temporalités ont commencé à dialoguer avec et à travers les unes et les autres. Il fait partie de l’architecture du récit, pas en tant que fondation, mais en tant que fuite. Il se tient au carrefour de mon cinéma expressif-ancré et le cinéma de représentation – entre un regard qui émerge de l’intérieur et un qui plane au-dessus de l’autre.
Je vois depuis les marges, et je parle aussi depuis les marges – pas comme une limitation mais d’une position de possibilité. Les marges sont les points à partir desquels de nombreux nouveaux centres peuvent être réimaginés. Je parle depuis Goma, depuis le Congo, mais mon devenir s’est fait par couches. Au Congo je suis Nande. Je suis devenu congolais en Ouganda. Africain aux Pays-Bas. Noir aux États-Unis. C’est par des relations – à un peuple, une terre, une histoire – que je suis devenu entier, non pas avec une identité fixée en place mais comme un acte continu de mémoire. Ce positionnement n’est pas neutre, et je ne veux pas qu’il le soit. Regarder depuis Apa-Hapa – d’en bas, depuis le sol – est un acte politique en soi. La scène de manifestation n’est pas une simple documentation : c’est un acte incarné de solidarité. La caméra ne fait pas qu’observer, elle participe. Elle respire. Elle écoute. La vraie base de Katasumbika est ce qui pulse au-dessous : les fils invisibles de la mémoire, les courants de la fondation, les rythmes inaudibles de la continuité. C’est là que vit le vrai film.
Cette séquence centrale est encadrée par un témoignage en voix off. Le film semble se structurer autour de ce témoignage. Comment avez-vous pensé à sa place et son ampleur ?
Le témoignage n’est pas là pour expliquer le film – c’est sa colonne vertébrale. Dans les cultures orales, la voix n’est pas un simple son – elle est une technologie. Quand on parle avec intention, on conjure des images. On rencontre le futur-passé et le passé-futur, Ejo-Lobi. C’est un pont. Il transmet la mémoire. Dans Katasumbika, la voix est une vibration – un battement de tambour ancestral qui transporte la mémoire par delà les limites que sont la violence, la guérison, et le temps. Nous l’avons abordé comme des rituels. Chaque cadence, chaque pause, a été formée avec précaution : comme composer un rythme qui doit faire écho non seulement dans l’oreille, mais dans les os, dans la terre. Sa voix ne narre pas dans le sens conventionnel. Elle incarne. Elle invoque. Elle occupe l’espace. Elle refuse d’aplatir le politique en un spectacle ou le personnel en un sentiment.
Vous entrelacez plusieurs types de contenus, notamment des archives coloniales que vous filmez dans un jeu de projection en direct dans l’espace ou sur des surfaces impliquées dans le travail ou les gestes de tous les jours, que vous transformez en une surface de projection… Pourquoi avez-vous choisi d’utiliser la projection directe plutôt que de superposer lors du montage ?
Cette pratique fait partie de mon programme de recodage esthétique. Ces archives ne sont pas seulement insérées comme preuves historiques – elles sont convoquées dans un espace vivant où elles doivent répondre au présent. Je les projette sur des corps au travail, de la terre, des murs, des gestes – pas pour illustrer, mais pour interroger. Que se passe-t-il quand on force les fantômes du regard colonial à habiter les gestes mêmes qu’ils ont essayé d’effacer ? Ce n’est pas un effet – c’est un rituel de production d’un nouveau savoir. Superposer des archives coloniales en post-production paraîtrait trop distant, trop clinique. Il fallait que la rencontre se passe en temps réel, par la friction, la tension, la surface et la résistance. Ces archives coloniales sont des scènes de crime – marquées par la violence, la déformation, et l’effacement – mais pas seulement, puisqu’elles sont également des espaces pédagogiques. Elles révèlent, entre autres, comment la visibilité a été utilisée pour imposer l’invisibilité : comment des cosmologies entières ont été niées par le cadre colonial. Donc, les projections sont aussi un acte de passer au tamis – comme l’acte traditionnel de séparer le riz de la balle. Quand ces images violentes rencontrent des surfaces animées par un savoir ancestral et la vie de tous les jours, un tri se produit. La dynamique de pouvoir est renversée. La projection ne domine pas ; elle est tamisée, filtrée, tenue responsable.
Le film donne une impression de fluidité et de continuité entre les différentes époques et espaces-temps. Comment avez-vous abordé le montage ?
Le montage a suivi la logique d’Ejo-Lobi – où le futur du passé est tressé dans le passé du futur. Nous tissions des rythmes à travers les dimensions. Nous ne coupions pas des images – nous les tressions selon la logique de tressage d’une natte, à la manière Murago, comme dans les principes du cinéma expressif-ancré.
La composition sonore joue un rôle important dans ce sentiment de continuité temporelle. Quels principes ont gouverné son développement ?
Le son est respiration. Mémoire. Il transporte l’esprit comme l’image ne peut parfois pas le faire. Nous traitons le son non pas comme un accompagnement, mais comme un protagoniste – un ancien dans le cercle narratif.
Nous avons construit le paysage sonore en couches : le bruissement du maïs, le vent du lac Kivu, des échos de radios distantes, des murmures ancestraux, le grondement des lourds tracteurs sur le gravier de cobalt, un battement de cœur. Nous avons demandé à chaque son, de quoi te souviens-tu ? De quoi fais-tu le deuil ? Que guéris-tu ? Certains ne servaient pas à l’image ; mais dialoguait avec elle – parfois affirmant, parfois perturbant, parfois murmurant ce que l’image ne pouvait pas dire. Selon notre philosophie, le son fait partie du cercle narratif. Ce n’est pas une décoration. C’est un être. C’est un membre de la communauté avec une voix, une histoire, une responsabilité.
Certaines des femmes qui travaillent portent des casques audio. Qu’écoutent-elles ? Pourquoi cette mise en scène ?
Cette tradition est un cercle de confiance, nous nous rassemblons en cercle pour parler, écouter, se souvenir ensemble. Mais un cercle sans valeur commune n’est qu’une forme. Une réelle construction de communauté orale exige une écoute profonde – où ce qui est dit s’ancre dans la responsabilité, et ce qui est entendu est avec précaution. Dans cette scène, les femmes écoutent des extraits – histoires, récits, chansons – certains réels, certains imaginés. Le casque devient un portail vers d’autres dimensions de conscience. Il représente un virage intérieur, un sanctuaire. Il pose aussi la question : dans cette époque de transition écologique, qui écoute les personnes qui se font tuer, déplacer, violer, alors que les minéraux qui alimentent ce « futur » sont extraits de leur terre ancestrale ?
La terre pleure – étouffée, empoisonnée, démembrée. Le casque n’isole pas les mamas dans cette scène précise ; il protège leurs mondes intérieurs. Il affirme que le savoir n’est pas séparé du labeur. L’écoute n’est pas passive – elle est révolutionnaire. Comme l’enseigne Ubuntu : « Mutu ni mutu juu ya watu, na watu ni watu juu ya mutu » – une personne est une personne à travers les autres. Mais dans ce contexte, l’écoute est sacrée. Elle est aussi une résistance. La libération commence souvent par ce que l’on écoute – pas par ce que l’on dit.
Que signifie Katasumbika ?
Katasumbika est un mot en langue Yira pour le tantale (le minéral). Littéralement, il signifie « ce qui ne peut pas être détruit » ou « l’indéfaisable ». Mais c’est plus qu’une description – c’est une vibration. Il parle à une résilience qui ne peut pas être extraite des mines, un esprit qui ne peut pas être effacé. Il nomme une force encodée dans la terre, le corps, la mémoire, le mouvement, et le silence. Katasumbika n’est pas un simple titre – c’est une invocation. Il garde de la place pour ce qui ne peut pas être cassé : la mémoire de la terre, la résistance des peuples, la flamme ancestrale. Katasumbika est le refus d’être annihilé. C’est la continuité de l’énergie. C’est ce qui fait continuer la continuité.
Propos recueillis par Claire Lasolle