• Compétition Française

POUR ÊTRE AIMÉ PAR QUI

TO BE LOVED BY WHOM

Emily Barbelin

Au sein d’une fiction dramatique qui tient dans un équilibre subtil entre réalisme social et stylisation théâtrale, Emily Barbelin dépeint, pour son premier film, la vie d’un groupe de jeunes travailleuses du sexe dans un monde réglé par les désirs des hommes qui rythment leurs nuits. Ces hommes, nous les verrons peu, figures fugaces, soit endormies, soit saisies dans de purs accès de violence. La voix off d’une femme lance une adresse à une mère lointaine, un paysage d’hiver défile par la fenêtre d’un train et accueille les expressions qui les désignent. Pour être aimé par qui, débarrassé d’une intrigue, opère une ascension vers une acmé libératrice dans un montage non linéaire qui procède par éclats (de rires, de violence, de tendresse). Pourquoi font-elles ce métier ? Mille raisons que l’on peut supposer. Le film ne cherche pas à les expliquer. La réalisatrice choisit de mettre en scène leur intimité partagée dans les à-côtés de leur métier : bains collectifs, nuits d’ivresse et échappées belles entre femmes, discussions en sweat à capuche autour d’une table, attente du chaland dans l’obscurité du bar à hôtesses… Quand elle s’attache aux regards et aux visages fatigués, elle réussit un film habité par leurs corps chorégraphiés, ni sensuels, ni érotiques. Les trois jeunes femmes se ressemblent à s’y méprendre. Elles ne sont pas sœurs mais forment un corps commun. « Une pour toutes, toutes pour une » semble nous dire Emily Barbelin. C’est dans cet écart entre la pacotille du costume et l’artificialité des espaces interlopes, qui rappellent Fassbinder, et la sensibilité à fleur de peau de leurs échanges que se loge le portrait de Pour être aimé par qui : elles, « les filles de paille », universelles, prises en étau entre leur désir de poésie et la trivialité crasse à laquelle les hommes les réduisent. (Claire Lasolle)

Entretien avec Emily Barbelin

Quels sont l’origine et le cadre de production de Pour être aimé par qui, votre premier long métrage ?
Il y a des questions profondes qui me travaillent et qui sortent dans l’écriture et les films : l’amour, le groupe, la place éminente qu’occupe le travail dans la société. J’ai écrit un roman, Asile de nuit, en sachant que c’était la base d’un film. C’est arrivé comme ça pour celui-là. Ce film a pu être réalisé en autoproduction grâce à l’existence et à la croyance d’un groupe de personnes. Nous avons tourné en dehors de tous circuits de production, grâce à l’apport financier, artistique et humain important de Benjamin Porcedda, au temps, à la générosité, et au talent de toute l’équipe. De nombreux soutiens matériels et artistiques nous ont aussi été apportés dès le début de l’écriture jusqu’au montage final. Une sorte de compagnonnage s’est construit autour du projet avec des personnes plus ou moins proches qui ont participé à différents niveaux de la réalisation.

Le film est centré sur une jeune femme russe exilée travaillant dans un bar à hôtesses, Le Monroe. Pourquoi avoir choisi ce lieu particulier, cette communauté de femmes ?
Si Irina reste le personnage principal, le film est devenu plus choral au montage. Le cadre est leur lieu de travail, le bar Le Monroe, un bar assez pauvre en tout, loin du glamour et du sexy collé à ce genre de lieu dans l’imaginaire. Des photos célèbres de Maryline Monroe dans des cadres en toc, des costumes de pacotille, des perruques bon marché, un mobilier sans âge, des figures imposées. Je n’ai pas pensé à montrer une communauté de femmes mais plutôt à montrer l’insignifiante grégarité dans laquelle elles sont jetées. Il n’y a pas de pluralité, mais une désolation, un monde commun impossible dans ce lieu.

L’histoire est volontairement lacunaire, évitant la psychologie. Comment avez-vous développé le scénario ?
Je suis partie d’un scénario littéraire qui a énormément évolué dans sa phase d’écriture en fonction des situations rencontrées et des gens avec qui j’ai collaboré. J’ai cherché dans l’écriture avant le tournage des idées, un rythme. Nous n’avons jamais eu de scénario classique pour travailler. Connaissant bien les actrices, nous nous sommes laissés la possibilité de surprises, d’une part d’improvisation. L’écriture a continué au montage image et au montage son.

Le montage participe de cette liberté narrative. Comment avez-vous travaillé avec Lucas Furtado ?
J’ai rencontré Lucas Furtado plus tardivement, il n’avait pas encore de regard sur ce qui avait été fait, contrairement à tout le reste de l’équipe. Il est arrivé à un moment où j’avais beaucoup monté seule et où j’avais besoin de travailler avec quelqu’un. Son sens du rythme, ses accords et désaccords avec moi, son regard, son intelligence, ont permis de comprendre ce que devait être le film.

Quel statut a la voix off féminine et d’où provient le texte interprété ?
La voix off est la voix de leur film à elles, du film qu’Irina veut faire avec son téléphone portable. Elles essayent des mots qu’elles trouvent à droite, à gauche, elles essayent de construire un espace commun dans cette poésie, dans ces mots volés qu’elles collent sur des images volées et qu’elles mettent ensemble.

Quelle valeur ont ces images pour Irina/Alice ?
Elle n’utilise pas son téléphone dans une sorte d’ingénuité publicitaire comme on pourrait l’attendre. Contrairement à ce qu’elle fait dans la vie, elle ne se soucie pas de faire acte d’apparence mais elle se soucie d’être en filmant. Elle tente, sans plans préconçus, de rendre tangible sa présence au monde en capturant tous ces fragments de corps comme des prises arrachées au réel, comme une enquête, une accumulation d’indices en vue d’une reconstitution.

Le tournage s’est déroulé dans des ambiances nocturnes, essentiellement dans le bar, la caméra se concentrant sur les visages, les corps, les danses. Pourquoi ce parti pris à l’image ?
L’espace du bar est assez incompréhensible, le lieu assez vide. Ce sont elles qui doivent faire le lieu. Leur corps, leurs visages, leur mouvement doivent combler la pauvreté de l’endroit. Mais elles ne dansent pas très bien, sont usées. Le monde de la nuit est l’endroit où elles travaillent. Le jour n’est qu’une parenthèse qui ne peut plus les accueillir, rien ne peut advenir dans ce temps suspendu, dématérialisé, dévitalisé, désincarné. J’ai eu la chance de mettre en lumière cet enfermement dans le bar avec Rui Poças, un directeur photo incroyable, et de filmer de manière plus sauvage tout ce qui existe en dehors du bar avec Camille Sultan, une jeune directrice photo très talentueuse.

Pourquoi avoir engagé Irina Plesnyaeva, une actrice russe, pour le rôle principal et comment avez-vous choisi les autres ?
Je connais Irina Plesnyaeva et Oleg Yagodine depuis longtemps. Je les ai rencontrés faisant partie d’une troupe de théâtre non étatique en Russie. Je suis allée chez eux et ils sont venus chez moi, nous avons travaillé ensemble à de nombreuses occasions. Oleg et Irina ont participé à tous mes premiers courts métrages. Une série d’expériences communes sous-tendent et charpentent notre collaboration. Si le fait qu’elle soit russe donne une direction au film, elles sont finalement toutes un peu isolées, exilées. Les autres actrices comme Coline Fouquet, Lila Janvier, Gaëlle Cerisier… sont des rencontres fortes faites au théâtre.

Quelles directions avez-vous donné pour la musique originale du film ?
La musique diégétique qu’on entend dans le bar et dans le magasin de costume est le type de musique qui est diffusée un peu partout dans ce type d’espace, un bruit imposé en permanence. Presque un instrument de discipline, un bain sonore qui modèle les comportements. La musique qui ponctue certaines scènes a été composée par plusieurs musiciens amis et le dernier morceau qui prolonge le film par Thierry Delor, qui a aussi énormément compté dans la création sonore du film et a fait le mixage.

L’héroïne, rebelle, n’accepte pas le rôle auquel elle est contrainte, l’aliénation et la violence imposée. Pour être aimé par qui a-t-il aussi une dimension politique ?
Vous pouvez la penser héroïne et rebelle mais je n’impose pas de penser ça. Elles sont au même endroit du début à la fin du film. Seulement c’est vrai, un sentiment de danger commun est apparu, et peut-être, une possibilité de solidarité et d’amour.

Propos recueillis par Olivier Pierre

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Fiche technique

France, Belgique / 2022 / Couleur / 63’

Version originale : français, russe
Sous-titres : français
Scénario : Emily Barbelin
Image : Rui Poças, Camille Sultan
Montage : Lucas Furtado
Son : Thierry Delor
Crédits son

ENTRETIEN AVEC LA RÉALISATRICE