Entretien avec Denis Cointe
Après la vallée de Ouzoum (2018), vous filmez un territoire plus circonscrit dans Barail, un jardin et ses habitants. Dans quel cadre avez-vous réalisé ce film ?
Ouzoum regardait un paysage immense, une vallée et ses montagnes. J’y cherchais la trace de fantômes. Dans Barail, je filme des êtres bien vivants dans une toute petite parcelle, un jardin, dans un lieu de vie nommé la Maison d’Accueil Spécialisée Le Barail. Un établissement où vivent une cinquantaine de personnes nécessitant un accompagnement et des soins quotidiens. J’ai rencontré ce lieu et ses habitants à travers la création d’un jardin auquel j’ai participé. Le film trouve son origine dans cette histoire mais il ne la raconte pas.
Comment ce jardin a-t-il été créé et quel était le dispositif d’écoute par rapport au son ?
L’établissement souhaitait proposer à ses résidents un ailleurs, autour de l’idée de chemin sensoriel. De 2016 à 2019, avec le plasticien Laurent Cerciat, le paysagiste Fabrice Frigout et la réalisatrice sonore Laure Carrier, nous avons créé un jardin artistique – une collection de plantes médicinales et aromatiques côtoie des installations. Une sculpture en bois, le « Bower Bird », en référence à l’oiseau jardinier, accueille des paysages sonores des hauts plateaux d’Amazonie et le « Salon Rouge » où se dégustent fraises, framboises et myrtilles, donne à entendre des chants rares, bigourdan, peul ou encore vietnamien.
Quelle est la source des sons divers écoutés et comment les avez-vous choisis ?
A côté des installations du jardin, Laure Carrier mène des séances individuelles de découvertes sonores. Ces écoutes se déroulent habituellement dans une pièce, pour le film nous les avons déplacées dans le jardin. Laure diffuse et mixe dans l’instant des sons en fonction de chaque personne dont elle connaît la sensibilité. Ces sons proviennent de créations sonores comme celles de Félix Blume ou encore de Chris Watson et d’enregistrements audio-naturalistes comme ceux de Fernand Deroussen par exemple. Laure fait écouter également ses propres réalisations. Le film se structure principalement autour de ses séances d’écoute et les sons entendus constituent les extraits de ces moments.
Comment avez-vous travaillé avec les résidents dans la Maison d’Accueil Spécialisée Le Barail ?
Nous avons un rapport direct avec les résidents et une relation forte s’est tissée au fil des années. Même s’ils n’ont pas l’usage du langage, la communication est manifeste. Ils sont avec leur corps comme un grand récepteur. Tout leur parvient sans filtre. Avec certains habitants, durant le tournage, il y avait une réelle connivence, avec d’autres personnes la relation était différente, plus discrète, parfois juste un échange de regard. Et tout s’est construit bien sûr à partir de leur désir d’écoute. Ces moments et le jardin nous réunissaient, nous en faisions ensemble l’expérience.
Vous filmez la plupart du temps frontalement, en plans fixes, avec une certaine proximité avec les protagonistes et une attention particulière à la nature, la lumière, les couleurs. Quels étaient vos partis pris pour dessiner ces paysages sonores ?
Je filme dans la durée, sans doute avec un regard pictural. J’ai composé ces plans-séquences comme des tableaux pour donner à voir ces personnes, leur corps, dans un écrin. Dans Barail, le son est un paysage qui rencontre à l’image un autre paysage qui se reflètent dans les visages.
Assis ou déambulant dans le jardin, quasi sans paroles, leur présence, leur liberté est une évidence à l’image, invitant à une expérience de l’œil et de l’oreille. Rejoint-elle votre projet initial ?
Si leur présence vous apparaît comme une évidence alors je suis apaisé. Tout l’enjeu du film était de révéler cette présence, sans intermédiaire, sans médiation et en dehors du langage, en dehors des mots, dans une expérience artistique purement sensible. Pourquoi ? Pour se rapprocher de ces femmes et de ces hommes. Être un moment avec eux, les regarder écouter le monde, l’écouter avec eux et alors peut-être recevoir leur éclat.
Certains caractères reviennent, d’autres apparaissent. Comment avez-vous réfléchi au montage avec Antoine Boutet ?
Barail repose essentiellement sur un dispositif. À partir de cette contrainte forte, avec Antoine Boutet nous avons tenté de construire une progression. Plan après plan quelque chose devait se déplier dans l’expérience du regard et de l’écoute chez le spectateur pour susciter une rencontre. Nous avons cherché un rythme à l’intérieur de chaque séquence et dans leur agencement. C’est un montage organique.
Barail, ce jardin, refuge dans la nature pour ses habitants, semble réaliser une utopie. Qu’en pensez-vous ?
Foucault définissait le jardin comme une hétérotopie heureuse et universalisante : la plus petite parcelle du monde (un enclos, un barail en gascon) et la totalité du monde. Comme dans la vallée de l’Ouzoum, à l’intérieur du jardin du Barail nous rejoignons le grand tout, dans une commune humanité, dans ce qui constitue sans doute encore un espace de liberté.
Propos recueillis par Olivier Pierre