Votre film revient sur un événement qui a eu lieu il y a plus de 16 ans : la disparition forcée d’un adolescent, Luciano Arruga, par la police de Buenos Aires, retrouvé 6 ans plus tard dans le cimetière de la Chacarita. Pourquoi avoir choisi ce cas de disparition précis ? Quel a été le point de départ du projet ?
Le 17 octobre 2014, j’ai pris le bus pour me rendre à La Oculta, un gigantesque bidonville situé non loin de chez moi, où je souhaitais assister à la première du court-métrage qu’avait réalisé une connaissance. Le bus passait par El Olimpo, un lieu qui avait servi de centre de détention clandestin lors de la dernière dictature argentine. Au moment même où je reconnaissais ce lieu, j’ai reçu un message : le corps de Luciano Arruga a été retrouvé. Il était enterré sous X à Chacarita. Lors de mes années de militance politique à l’université, où nous développions une critique anticapitaliste de l’État, j’avais déjà eu vent de la lutte menée par les proches de Luciano. À La Oculta, la personne qui était alors à la tête de l’Institut National du Cinéma et des Arts Audiovisuels a remercié la Police Fédérale d’avoir accepté de sécuriser la projection du film en pleine rue. Ça m’a donné la nausée. Cette nuit-là, quand j’ai ouvert Facebook une fois rentrée chez moi, j’ai découvert que quelqu’un avait publié une image Google Street View de l’intersection des avenues General Paz et Mosconi, d’où la dernière trace de Luciano Arruga venait de disparaître. Pendant 27 ans, j’avais simplement associé ce feu de signalisation, cette intersection, ce pont et ce commissariat à des signaux m’informant qu’il était temps de descendre du bus pour me rendre chez ma grand-mère. L’année suivante, j’ai emménagé dans la maison familiale, et ce décor est devenu mon quotidien. Et quelque chose d’inexplicable s’est fait ressentir dans mon corps, qui m’a fait penser : il y a un film à cette intersection.
La caméra observe longuement, de façon insistante, presque obsessionnelle, le croisement des avenues General Paz et Mosconi et le détails de ses alentours (pierres, feux de signalisation, kiosques, éclairage public, graffitis sur les murs). Pouvez-vous revenir sur ce dispositif et le parti pris de cette image brouillée, partiellement visible ?
Quand j’ai déménagé à La Matanza, il est vite devenu très douloureux et très irritant pour moi de traverser ce lieu tous les jours comme si de rien n’était. Je crois que c’est la raison pour laquelle le film insiste sur une telle affirmation d’existence à cet endroit, en se prêtant à une dissection poétique du paysage pour le laver de cette normalité illusoire que proposent le capitalisme et son image. Quand j’ai commencé à prendre des notes éparses au sujet du film qu’il m’incombait de réaliser, les premiers mots qui me sont venus furent : nocturne, granuleux, bruyant, pixélisé. Ça n’a d’abord été qu’une intuition. C’est plus tard, en discutant avec Fran (la chef-opératrice), qu’est apparue cette idée de tourner l’intégralité du film avec un verre embué d’eau et de vaseline. Ensuite, nous avons eu l’idée d’utiliser la caméra à des niveaux de sensibilité très élevés pour que le bruit ressorte au maximum. J’ai fini par mener ce qu’on pourrait décrire comme une croisade contre la netteté dans le cinéma. Je suis submergée par cette tendance de l’industrie et des institutions à nous abreuver d’images exponentiellement propres, nettes et parfaites. Voir plus ne signifie pas nécessairement mieux voir. Il me semble que nous devons apprendre à voir autrement. Et même à trouver du sens et du commun dans le tâtonnement à l’aveugle.
Le film est par ailleurs composé d’autres types de matériaux : des plans architecturaux de l’espace urbain, des vues de Google Street, des illustrations de livres de Jules Verne. Quels principes ont présidé au montage de ce matériel ?
Lorsque j’ai commencé à réfléchir à ce film, j’ai imaginé des documents représentatifs de différentes disciplines qui, tous à leur manière, dissimulaient et révélaient simultanément ce qui était a priori invisible ou inaudible pour les passants : la disparition et la mort de Luciano Arruga dans les mains de l’État. Cette idée initiale a par la suite été raffinée et atténuée. In fine, ce sont les représentations techniques de l’espace qui sont restées, car elles rendent évidentes les traces de la violence structurelle perpétrée par notre État-nation depuis sa création. Une autre résurgence de cette idée initiale s’incarne dans la séquence archéologique, pour laquelle on a réalisé des natures mortes avec des déchets que nous avions récolté avec Joaquín, le directeur artistique du film. Quand Monica m’a appris que Luciano avait été un lecteur enthousiaste de Jules Verne, je me suis surprise à m’interroger sur le futur qu’il imaginait lorsqu’il s’immergeait dans ces récits, et sur ce qui se construit aujourd’hui à cette intersection où, chaque année, des centaines de personnes se réunissent pour manifester contre les crimes commis par les excités de la gâchette. C’est alors que l’idée de faire de l’imagination un outil politique s’est ancrée dans le film. Presque comme un document contradictoire au sein duquel la lutte collective et la fantaisie pourraient coexister. En faisant le montage avec Manu, on s’est rendu compte que le film pouvait démarrer avec un voyage au centre de la Terre, et SE poursuivre avec un décollage de la Terre pour la Lune. Nous avons pris les décisions relatives au montage en gardant à l’esprit l’image de ce voyage. Nous avons monté le film, et tourné davantage, et monté à nouveau, et tourné à nouveau. Le mode de production collaboratif que nous mettons en œuvre avec notre collectif Antes Muerto Cine est un atout crucial pour réaliser ce genre de film avec le budget minuscule dont nous disposons.
Ce travail s’inscrit dans une certaine tradition du cinéma documentaire expérimental et analytique, mais tient néanmoins une ligne narrative claire, portée par le témoignage de la mère de Luciano Arruga qui retrace les derniers moments de la vie de son fils. À quel moment cette parole est-elle intervenue dans l’élaboration du projet ? En quoi cette narratrice était-elle importante ?
J’avais initialement projeté de réaliser un court-métrage muet. Mais 20 ou 30 minutes ne suffisaient pas à retranscrire la sensation particulière que m’inspirait cet endroit. Depuis longtemps, je souhaitais discuter avec la mère de Luciano, parce que l’une des choses qui m’excite dans la pratique du cinéma est qu’elle me permet de parler avec d’autres personnes, alors que je suis absurdement timide dans la vie de tous les jours. Quand on s’est enfin rencontrées, je me suis trouvée en présence non seulement de la femme solide et combative que j’avais aperçue dans des manifestations, mais aussi d’une conteuse phénoménale, sensible, qui m’a beaucoup appris à valoriser les silences et les nuances. Impossible de faire marche-arrière : sa voix, son récit, ses mots devaient absolument figurer dans le film. C’est alors que je me suis rappelé avoir consigné dans un carnet égaré, dans les tous premiers temps du travail préliminaire, l’idée que le film devrait être raconté à la manière de ces histoires qu’on lit à celles et ceux qui s’apprêtent à s’endormir. Et c’est ce qui s’est passé.
Sa voix, limpide, contraste avec le design sonore sombre, profond, lourd qui semble presque tiré d’un film de science-fiction. Comment avez-vous travaillé la conception sonore ?
Je suis assez sombre moi-même. Les thématiques qu’englobe le film sont sombres également. Il était inévitable qu’il reproduise un sentiment d’épaisseur, de tristesse et de colère. La nuit, la terre, les moteurs et l’asphalte constituaient sa matière première. Et j’avais déjà collaboré avec Julián sur mon film précédent, ce qui nous avait permis d’explorer nos obsessions communes en lien avec le bruit, les machines, la géologie, la captation insistante de paysages sonores, les géophones et les microphones de contact. Quand j’ai entendu parler Monica, j’ai perçu quelque chose de cristallin dans sa voix – encore un mot qui nous renvoie à la minéralité. Ce contraste s’est d’abord imposé de lui-même. Mais peu à peu j’ai réalisé que je devais tout donner pour parvenir à trouver de la lumière dans ce film. J’ai également compris que la lutte que portaient les proches de Luciano Arruga n’était pas simplement une lutte contre les violences policières ou d’État qui tombent sur les jeunes des quartiers populaires. Ce n’était pas simplement une lutte pour l’accès au pain et à un toit. C’était aussi une lutte pour leur droit à la poésie, à l’imagination, au futur. Quand j’ai compris ça, on a commencé à s’amuser avec des fragments de bandes-sons célèbres, des synthétiseurs, des diapasons, jusqu’à inventer un espace sidéral. Les plans visuels délimitent et coupent, mais le son permet d’ouvrir.
Le titre est tiré d’une phrase de Walter Benjamin, “Il n’est aucun document de culture qui ne soit aussi document de barbarie”, dans Sur le concept d’histoire. Pouvez-vous revenir sur le choix de cette citation ?
La pensée de Benjamin, à la croisée du matérialisme dialectique, du mysticisme et de la critique d’une certaine idée linéaire du progrès, m’a toujours profondément émue. Le titre du film provient d’un texte que je garde toujours à portée de main parce que je suis persuadée qu’il s’agit aussi, secrètement, d’un essai sur le cinéma. Quand il dit par exemple que l’articulation historique du passé signifie non pas le connaître tel qu’il s’est réellement produit mais plutôt savoir s’emparer du souvenir qui surgit en un éclair à l’instant du danger, il me semble qu’il parle également du cinéma. C’est un texte qui interroge sérieusement l’idéal civilisateur des Lumières. Et qui au passage interroge également les traditions conformistes et ce sentiment illusoire de normalité capitaliste dont j’ai parlé plus tôt dans notre entretien. Une normalité qui fait disparaître l’horreur d’innombrables oppressions sous un voile de progrès. À sa propre manière, Jules Verne a lui-même interrogé ces phénomènes dans ses romans, dans lesquels il n’était pas impossible de croiser des personnages anarchistes.
Pourriez-vous nous dire quelques mots sur votre collectif Antes muerto cine ? En quoi votre mode de travail vous a-t-elle permis de réaliser ce film ?
Le collectif s’est constitué alors que nous étudiions à l’université publique, et plus précisément dans le contexte des révoltes estudiantines entre 2010 et 2012. Cette période a irrévocablement transformé nos manières de penser et d’agir. Nous produisons des films lentement, au gré d’échanges hebdomadaires où la parole circule et rebondit de bouche en bouche, indépendamment du rôle technique, créatif et émotionnel que chaque membre apporte au film. C’est ainsi que nombre de décisions essentielles sont prises collectivement, à tout moment du cycle de production du film, de sa conception jusqu’à sa présentation publique, que nous mettons également en œuvre de manière artisanale. Dans l’Argentine ultranéolibérale contemporaine, faire des films implique de surmonter des obstacles matériels bien définis. Cela redonne du sens au mot « résister » et nous conforte dans notre désir de faire des films qui bouleversent la réalité qui nous entoure. C’est cette logique collective qui nous a permis de faire vivre ce projet au cours des sept dernières années, en s’y consacrant dans notre temps libre et en permettant qu’il mute et change de forme au gré du contexte et des idées apportées par l’ensemble des membres. Nous sommes très DIY, mais encore plus DIWO : do it with others.
Entretien réalisé par Louise Martin Papasian