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LAS COSAS INDEFINIDAS

UNDEFINED THINGS

Maria Aparicio

Avec Sobre las nubes (FID 2022), Maria Aparicio nous offrait une dérive à la douce mélancolie parmi des vies sans éclats et solitaires, au rythme lent des nuages invoqués dans le titre. Las cosas indefenidas, comme une sorte de chapitre supplémentaire, est centré sur Eva, monteuse, et sur ses échanges avec son assistant, Rami. Tous deux travaillent au montage d’un film consacré à des aveugles, commencé par un ami tout juste disparu, comme on l’apprend en ouverture. A l’écoute, précise, la caméra de Maria Aparicio suit Eva, cadres fixes attentifs au moindre mouvement du corps, à la moindre hésitation, au silence le plus ténu, ou laissant se déployer face caméra la parole, comme lors de ce monologue en quelque sorte adressé. Par ce geste il s’agit, comme Eva par son attention aux images du film de son ami, de prendre soin de chacun : des visages, des paroles entendues, des êtres. Un soin dont l’image et le cinéma seraient le refuge. Ce mode d’accueil est néanmoins ambivalent, comme le suggèrent les bouquets auxquels Eva attache tant d’importance : les fleurs ravivent le souvenir tout en rappelant la disparition. Entre regard et sensation, souvenir et perte, le film s’attache ainsi à déployer un mouvement du dedans vers le dehors. C’est une délicate ode à l’attention portée aux êtres s’employant à faire des choses indéfinies, selon l’expression empruntée à Robert Bresson qui donne son titre au film.

Nicolas Feodoroff

L’année dernière, nous avions eu la chance de découvrir Sobre las nubes, un film choral qui naviguait entre les existences de plusieurs personnages. Cette fois-ci, vous vous concentrez sur un personnage unique : Eva. Comment est né ce nouveau projet ?

Las cosas indefinidas n’a pas une, mais trois origines. Cela fait des années que je m’intéresse à la numérisation comme phénomène social, technologique et historique, et en particulier aux images numériques et aux nouveaux usages, aux nouveaux types de flux qui en découlent. Plus spécifiquement encore, je pense à la numérisation du cinéma, et à ce qu’elle a changé de la manière dont on fait des films et dont ils circulent. Il y a longtemps que j’espérais pouvoir traduire ces recherches dans un film, mais la grande difficulté consistait à trouver un format qui ne soit pas celui de la recherche, de l’étude, ou d’une approche documentaire classique.  

En 2019, j’ai perdu un ami proche, qui était aussi un collaborateur. Il est mort alors que nous étions en train de monter un court-métrage qu’il réalisait. Peu de temps après, tout comme le personnage d’Eva, j’ai retrouvé chez moi un disque dur qui lui appartenait. Le disque contenait essentiellement les rushes de son court-métrage, mais aussi un certain nombre de fichiers personnels. C’était étrange de manipuler cet objet technique d’apparence banale, en pensant à la grande valeur affective des choses qu’il contenait. Sur le disque, les éléments n’existent que sous la forme de 0 et de 1 ; rien qui ressemble de près ou de loin à une matière ou à une présence physique. J’ai donc commencé à mettre en rapport la question des images numériques avec l’idée de la mort. Je ne voulais pas aller vers les discours rebattus sur la mort du cinéma, auxquels je ne crois pas du tout, mais simplement relever une dimension existentielle commune entre la pensée du numérique et celle de la mort.

La troisième et dernière origine du film est liée au Covid. Nous étions sur le point de finir le tournage de Sobre las nubes quand la pandémie nous a interrompus. Pendant la première période de confinement, je crois que nous nous sommes tous demandé comment nous allions pouvoir continuer à faire du cinéma si l’on ne pouvait plus se réunir. Du coup, je me suis mise à réfléchir à des stratégies pour réaliser un film avec le strict minimum. C’est à ce moment-là que sont nés les personnages d’Eva et Rami. Ce sont deux personnes très proches de moi dans la réalité : Eva est une amie intime, et Rami est mon partenaire. La maison d’Eva dans le film est la maison où j’ai vécu toute ma vie, Vera est ma chienne, etc. J’ai donc délimité un espace fictionnel très réduit, et dont le tournage impliquerait un minimum de personnes. Cette fiction est construite autour de ce personnage qui traverse un deuil et dont la vie est consacrée à l’une des activités les plus étroitement liées à la matérialité des images, c’est-à-dire le montage. Finalement, le tournage de Sobre las nubes a pu reprendre, et celui de Las cosas indefinidas a été reporté de quelques mois. Quand il a repris à son tour, la pandémie était à peu près finie, et le film a pu se développer un peu, mais il reste très informé par cette genèse.

C’est aussi un film sur le cinéma et sur le montage…

J’ai beaucoup appris des conversations en salle de montage. Ce sont des échanges extrêmement complexes et délicats, et qui sont fascinants pour cette raison. Des moments de dialogue intense, de questions multiples, d’hypothèses… Les décisions que l’on y prend sont des actes de foi, ce pourquoi je trouve ce moment si intéressant. La possibilité de faire un film à partir de mes réflexions sur l’image numérique a commencé à m’apparaître clairement lorsque j’ai pu trouver un récit de fiction qui les porte ; et ce récit lui-même a pu naître avec l’invention de ce personnage, qui travaille concrètement les images filmiques, qui a vécu le passage du cinéma argentique au cinéma numérique, et dont le métier a été transformé intégralement par cette transition. C’est ce qui m’a permis d’aborder ces enjeux non plus d’un point de vue théorique ou didactique, mais à travers un récit.

Il y a de nombreuses discussions dans le film, principalement entre Eva et son monteur Rami. Mais certains de ces moments sonnent presque comme des monologues intérieurs… 

J’aime bien que la fiction puisse permettre des moments enlevés, légèrement déconnectés. En l’occurrence, j’ai pris la liberté d’incorporer aux dialogues des textes qui, dans la bouche du personnage, s’écartent d’un mode de discours réaliste. Ce sont des moments où le développement du texte, ainsi que la façon dont la caméra cadre le personnage d’Eva, génèrent une étrangeté qui me plaît. Par ailleurs, aussi bien Eva que Rami sont de grands dialogueurs dans la réalité, et même s’ils n’avaient jamais partagé un plateau de tournage (en fait Ramiro n’est pas comédien), je savais qu’il était possible de les associer dans une dialectique cinématographique. D’autre part, je me questionnais beaucoup sur la façon dont on peut filmer la tristesse d’un personnage. Comment construire à l’image le moment de crise qu’elle traverse et générer du dialogue à ce sujet ? En ce sens, je crois qu’en plus d’être un film sur la mort et le cinéma, c’est aussi un film sur l’amitié.

Le film sur lequel les personnages travaillent est un documentaire sur les aveugles, qui parle de vision et d’invisible. D’où vous est venue cette idée ? Et celle que le film soit tourné en pellicule ?

Une autre chose que j’aimais particulièrement avec le fait d’avoir une personnage de monteuse, c’était la possibilité de voir les images sur lesquelles elle travaille. Comme si le dispositif fictionnel était une porte qui nous permettait d’accéder à un second film. Nous devions penser à deux films à la fois : celui dont Eva et Rami sont les protagonistes, et celui qu’ils sont en train de monter. La pensée par contraires m’aide quelquefois à préciser mes idées : ici, en réfléchissant à la matérialité des images et au numérique, j’en suis venue naturellement à l’idée de la cécité, qui est le parfait contraire des problèmes purement visuels qui sont au cœur de la discussion. J’ai donc pensé que le film d’Eva et Rami pourrait avoir un rapport avec ça, avec des personnes aveugles qui évoquent leurs vies, leurs rêves, leurs goûts, leurs imaginaires… Nous avons réalisé plusieurs entretiens avec des personnes concernées, et sur la base de ces entretiens nous avons constitué une sorte de catalogue d’images, que nous avons ensuite tournées en super 8. Le choix du format était lié à l’exigence de trouver un corrélat formel à ce qu’ils et elles décrivaient, et ce mode d’expérience du monde qui est si différent du mode perceptif visuel. Il ne s’agit pas d’absence totale de vision, car même s’il n’y a pas d’images, il y a des idées visuelles dans ce que ces personnes disent. L’image brute, granuleuse et mal définie du super 8 apparaissait comme une évidence pour accompagner leur parole. Un défi intéressant, toutefois, serait de réussir à parler de cécité avec un maximum de netteté visuelle…

Les fleurs jouent aussi un rôle central…

Mes parents avaient l’habitude d’acheter du jasmin aux marchands de la rue piétonne de Cordoba, et j’ai le souvenir qu’il y a toujours eu des fleurs dans notre maison. La première fois que j’ai remarqué des fleurs au cinéma, c’était dans les films de Kaurismaki. Elles ont une présence très particulière dans les plans où elles apparaissent, et depuis ce moment-là, je n’ai plus perçu les fleurs de la même façon. Quand je me suis rendu compte que Las cosas indefinidas parlait de la mort, j’ai pensé aux fleurs en tant que symbole d’une beauté éphémère, et au fait qu’on les utilise pour célébrer aussi bien la mort que la vie : sur les tombes des cimetières, ou dans les bouquets qu’on offre à quelqu’un pour une occasion particulière. Ainsi les mêmes fleurs ont une certaine signification au début du film, et une autre à la fin.

Comment avez-vous travaillé sur la musique ?

C’est assez simple. Un ami m’a fait découvrir Miguel Saravia, un chanteur argentin des années 1960, que j’ai tout de suite beaucoup aimé. Ses chansons ont quelque chose de très introspectif, et dès l’écriture du scénario j’ai imaginé la scène finale autour de la chanson qu’on entend. Au montage, Ramiro et moi avons ajouté une autre chanson de Saravia dans la première scène, et nous n’avons plus jamais modifié le montage original de cette scène. Dans le bar, on entend aussi la musique de Guadalupe Gomez ; j’aimais bien l’idée que les personnages décident d’aller dans ce bar quasiment par hasard, et qu’ils y entendent une chanson qui semble s’adresser directement à eux.

Propos recueillis par Nicolas Feodoroff

 

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Fiche technique

Argentine / 2023 / 80'

Avec : Eva Bianco, Ramiro Sonzini

Production : Ana Apontes (La buena hora), Rodrigo Guerrero (La buena hora), Ana Apontes, Rodrigo Guerrero