Quelle est la genèse de votre second film, Géologie de la séparation, après Je veux devenir fou, fou furieux – L.E.N.Z (2016) ?
Une image manquante : la découverte après la fonte des neiges, l’été, de corps de migrant·e·s mort·e·s en voulant traverser les cols Alpins en région Piémont, cols qui séparent l’Italie et la France.
Comment avez-vous rencontré Abderrahmane et Laly dans le centre Cosio Valtellino et pourquoi avez-vous décidé de les suivre eux en particulier ?
Abderahmane et Laly sont venus vers nous. D’abord Abderahmane après une première réunion de présentation au centre : il était content de pouvoir enfin parler en arabe (tunisien-libyen) avec quelqu’un (il avait passé les premiers mois dans une grande solitude, ne parlant ni italien ni français ni anglais). Le deuxième jour, Laly nous a posé des questions sur notre présence. Les deux portaient une solitude terrible. Au fil des semaines et des mois, il y a eu d’autres rencontres, d’autres personnes sont venues vers nous, mais le montage final fut fidèle à ces deux premières rencontres. Ils ont été tous les deux d’une grande générosité et bienveillance. Par ailleurs, il y a eu une naturelle entente entre leurs durées et les nôtres. La marche de Laly, son rythme, par exemple…
Géologie de la séparation témoigne de la procédure de demande d’asile et évoque aussi le mythe de la Pangée. Quelle dimension a-t-il pris dans l’écriture du film ?
Dans ce film, la réactualisation du mythe scientifique de la Pangée – une singulière théorie scientifique – répond à la nécessité de faire émerger, presque géologiquement, ce qui est caché derrière des procédures bureaucratiques qui administrent le vivant et qui empêchent de créer des rapports de compréhension du monde au-delà de l’institution et de ses appellations corollaires. Il s’agit d’une autre possibilité de se lier au sol, au mouvement. L’image de la Pangée, c’est le sol unifié précisément. Une deuxième nécessité à laquelle répond cette réactualisation fut de détourner l’emploi médiatique de la migration, de le subvertir presque en tentant de détruire le flux éphémère de l’information, sa consommation par la·le spectateur·ice. L’espace mythologique permet la réintégration de cette tragédie contemporaine : il ne s’agit pas de « news », mais d’autre chose…
Géologie de la séparation est divisé en plusieurs parties titrées qui se répondent. Quelle était sa structure ?
Il s’agit justement d’une structure géologique, de strates qui se répondent comme vous le mentionnez. Souvent, en géologie, un phénomène de séparation est lié à une orogenèse, c’est-à-dire à la naissance d’un nouveau relief, d’une montagne, d’une autre figure.
Dans quelles perspectives avoir inclu des extraits des conférences des philosophes Jean-Christophe Goddard et Elsa Dorlin ?
Perspectives multiples mais on peut en signaler ceci : la structure géologique est aussi une tentative généalogique. Généalogie et géologie de la morale, comme cela est tissé par la constellation Nietzsche-Deleuze-Guattari. Les choses n’ont pas lieu accidentellement, il y a dans les soubassements toute une histoire qui n’a pas cessé de déclarer les droits de l’homme tout en allant les bafouer dans d’autres terres et mers. D’où viennent les mesures répressives et la politique de la migration actuelle ? Il y a encore des questions non clairement exposées. C’est important en tout cas de saisir les discours. Les discours de Jean-Christophe Goddard et de Elsa Dorlin de par la nature de leurs travaux, entre autres contre-anthropologiques, viennent creuser d’une manière particulière les rapports entre ce qu’on appelle pays du nord et pays du sud.
Quelle résonance souhaitiez-vous donner au spectacle de danse Psaumes #2 – Happi, la tristesse du roi d’Heddy Maalem avec James Carlès ?
Son travail et sa présence sont extraordinaires, nous étions émus en tant que spectateur·ice·s à la découverte de cette performance. Au-delà de ça, ce fut un miracle de « résonance » entre le texte et cette scène, mystère né pendant le montage grâce à la musique et grâce à lui. Ce qui en résulte est puissant et c’est visible jusqu’aux plis des monts : l’image enfouie qu’on devine, l’histoire qu’on devine, ce qui est archivé en-dessous. La résonance justement : il noue et dénoue rythmiquement tout.
Géologie de la séparation est réalisé essentiellement en numérique mais aussi en pellicule. Quelle valeur ont ces passages en 16mm ?
Dans ce film, son usage permet d’articuler des coupures et des différenciations dans la construction d’une mémoire, mais aussi des rapports verticaux image-son.
Pourquoi avoir choisi de tourner en noir et blanc, des plans-séquences, dans la durée ?
On pourrait bien sûr parler beaucoup de la durée, d’une économie du geste et aussi de la distanciation engendrée par le noir et blanc… C’est possible d’expliquer théoriquement, mais en réalité : pas moyen de faire du cinéma autrement pour nous. C’était le cas pour notre premier film aussi. À se demander parfois si nous choisissons un style ou s’il s’impose à nous.
Propos recueillis par Olivier Pierre
