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HERE

Bas Devos

Bas Devos poursuit film après film sa galerie de portraits d’« êtres sous-exposés et sous-représentés», comme il le disait pour le personnage de Ghost Tropic (FID 2019). Avec Here on est à nouveau à Bruxelles, avec en son centre un ouvrier roumain. Il croise au hasard d’une promenade une jeune scientifique chinoise qui travaille sur les mousses – matière loin de nos attentions mais familière. La question du lieu, du sol que l’on foule et du sol comme espace politique ainsi tracée, le film nous emmène vers des sentiers tout autres. Bas Devos y esquisse les fils invisibles qui tissent ces êtres entre eux, ou avec le monde. Les scènes s’enchaînent de manière imprévisible, sinon contradictoire, comme si la vie ne s’écrivait pas d’avance. Le film avance sans drame, comme un glissando subtile, nous mène d’un lieu à l’autre de leurs vies qui se touchent délicatement. Au fil de cette narration déliée, on retrouve sa prédilection pour la nuit et l’attention particulière qu’elle produit, pou l’altération des sens et la perception subjective de la réalité qu’elle autorise. Une nuit calme, presque irréelle, propice à l’écoute des moindre frémissements ou du moindre mouvement de l’air. Et une attention portée à Bruxelles, sa nature, au vert de sa végétation qui peu à peu emplit le film d’une sensation diffuse, sublimée par le 16mm. Peu de mots, des gestes, une façon d’être là, dans l’espace, dans le plan. Here fait toucher au mystère de deux êtres, reliés par le hasard, à ce qui les fait rester là, ensemble. Sans autre raison que d’être là. Avec le droit d’y rester.

Nicolas Feodoroff

L’argument narratif de votre film est à la fois simple et délicat : pour vider les restes de son réfrigérateur avant de partir de chez lui, Stefan, le personnage principal, prépare une soupe, qu’il va ensuite partager avec ses proches, nous entraînant ainsi dans une déambulation à travers la ville. Comment vous est venue l’idée de cette structure ?

J’ai passé beaucoup de temps en compagnie des communautés roumaines de Bruxelles pour préparer le film. Ce sont des gens qui vivent et travaillent ici, mais qui ont gardé un lien très fort avec leur pays d’origine. Grâce à la libre circulation des biens et des personnes, ainsi qu’aux vols low-cost, ils ne sont qu’à trois heures de chez eux. Cela rend leur présence en Belgique encore plus fluide, plus incertaine ou temporaire. Et même s’il n’y a pas d’histoire « type » du·de la travailleur·euse migrant·e, j’ai remarqué que l’idée du retour, réel ou imaginaire, revenait souvent dans les conversations. Je me suis donc mis à creuser cette question du retour – et le rituel qui consiste à vider les restes de légumes de son frigo m’est apparu comme une belle façon de l’aborder.

Le personnage de Stefan, un ouvrier du bâtiment roumain qui a immigré en Belgique, est joué par Stefan Gota. Comment s’est passée la collaboration entre vous et comment avez-vous construit ensemble ce personnage ?

Stefan est arrivé en Belgique il y a plusieurs années, après avoir migré à travers toute l’Europe pour le travail. En arrivant ici, il a décidé qu’il voulait suivre son rêve, qui était de devenir comédien. Je l’ai rencontré alors qu’il préparait une performance, et je l’ai aimé tout de suite. C’est un homme d’une grande gentillesse. Je cherche avant tout à travailler avec des gens que j’aime, et j’ai donc immédiatement voulu faire un film avec lui. C’est donc avec sa rencontre que le projet a vraiment commencé, avec ma volonté d’en savoir plus sur lui, sur son histoire et, par extension, l’histoire d’autres immigré·e·s roumain·e·s.

En suivant Stefan, on fait la connaissance des gens qui l’entourent et qui composent son réseau affectif. Comment avez-vous construit cette galerie de personnages ?

En général, je laisse les choses venir à l’écriture. Les personnages prennent forme au fur et à mesure que j’écris. Je suppose que les recherches que j’ai faites en amont viennent nourrir leur genèse, mais je n’y pense pas sur le moment, je me contente d’écrire. C’est souvent a posteriori que je m’aperçois que j’ai utilisé tel ou tel personnage pour travailler telle ou telle idée. Auquel cas, je peux ensuite approfondir cette recherche de manière plus consciente.

Le chemin de Stefan croise par hasard celui de Shuxiu, une biologiste d’origine chinoise jouée par Liyo Gong. Comment vous est venue l’idée de cette acolyte inattendue ?

Le personnage de Shuxiu est un bon exemple de ce que j’essayais d’expliquer à l’instant. J’ai d’abord écrit une scène où Stefan fait sa connaissance dans un restaurant. Puis, j’ai écrit une scène où Shuxiu donne un cours de biologie. Et ça collait. J’ai compris que je voulais qu’elle ait une place centrale dans le film. Beaucoup d’idées que j’avais rassemblées sur l’univers des plantes et de la mousse ont trouvé leur place grâce à elle.

La relation entre ces deux personnages fait écho au couple ville-nature dont la dialectique est au cœur du film. Pouvez-vous nous parler de cette interrelation ? Comment avez-vous trouvé l’équilibre entre ces éléments ?

La mousse joue un rôle important dans le film. C’est un petit végétal extraordinaire : elle est partout, mais elle reste la plupart du temps invisible. Jusqu’au jour où on la remarque. À partir de ce moment-là, on la voit partout, y compris en ville. J’ai l’impression que nous arpentons le monde, que nous le construisons, sans trop faire attention au règne du « plus-qu’humain ». À cet égard, la mousse peut être d’un grand secours. La voir requiert beaucoup d’attention : il faut s’arrêter, s’accroupir, se rapprocher d’elle. Il en résulte forcément une relation intime. Le passage du béton à la mousse était déjà présent à l’écriture, mais la façon dont ces éléments s’équilibrent dans le film est aussi un travail de montage, parce que c’est seulement à ce moment-là que j’ai pu évaluer le poids respectifs de chacune des parties.

Propos recueillis par Marco Cipollini

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Fiche technique

Belgique, Allemagne, Chine / 2023 / 82’

Détenteur des droits
Jing XU
jing@rediancefilms.com