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NOUVEAU MONDE ! (LE MONDE À NOUVEAU)

NEW WORLD! (THE WORLD ANEW)

Elisabeth Perceval,

Nicolas Klotz

Nous sommes à Ouessant, où Jean Epstein, en pleine crise après La chute de la maison Usher, se retira afin de reprendre à nouveaux frais son cinéma et réaliser Finis Terrae (1928). « Un siècle après, où en sommes-nous ? » s’interrogent Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval dans ce film au ton et au titre en forme d’invocation. D’un siècle à l’autre, pour le couple de cinéastes pressé.es par l’urgence des temps, parti·es à Calais filmer L’Héroïque Lande (FID 2017) ou brassant les révolutions présentes et à venir dans Nous disons révolution (FID 2021), il s’agit de répondre aux exigences contemporaines selon d’autres nouages. Le geste inaugural d’Epstein à l’esprit, les calmes paysages d’Ouessant sont filmés en de longs plans, de lents travellings insistants, où l’économie de leur cinéma semble relancée, redéfinie. Avec, en écho, les agitations passées ou présentes, comme transperçant le film : les voix d’une Hannah Arendt pessimiste ou d’un René Char nous rappelant que « jadis terre et ciel se haïssaient mais terre et ciel vivaient ». Il s’agit bien de reprendre à zéro – ou presque- depuis nos temps sombres, loin de ce monde pollué d’images, d’images colonisées, dont il convient de se défaire afin de pouvoir l’habiter autrement – à l’image de ce poète que l’on voit battre la campagne dans un milieu hostile. Reprendre ? Mieux, repartir depuis un ancrage matériel, se laver de toute pollution (des images, de la Terre), comme semble le suggérer le mouvement final. Pour redessiner le monde, lucidement, à nouveau.

Nicolas Federoff

Pour Nouveau monde ! (Le Monde à nouveau), vous posez votre caméra à Ouessant, sur les traces de Jean Epstein. Pouvez-vous expliciter ce choix ?

Voilà plus de vingt ans maintenant que nous arpentons les sentiers herbeux de l’île d’Ouessant, sans caméra. Parfois un appareil photo pour quelques photos en noir et blanc. 

Pris dans l’exaltation de la lumière, des couleurs, des dégradés infinis de verts, des roches passant du gris aux bruns, jusqu’au noir de l’encre. Dans nos têtes, le bourdonnement des paysages et des bleus fous d’une mer impériale. Alors non, nous n’avions pas même osé, pensé, poser notre caméra car nous savions combien l’approche du réel est terrible. 

Comme dit Cézanne : « Peindre d’après nature, ce n’est pas copier l’objectif, c’est réaliser des sensations ».

Alors l’invitation à écrire une préface pour le prochain volume des écrits de Jean Epstein, nous a projeté avec ferveur des mots vers les images et les sons.      

Vous mêlez le cinéma d’Epstein et d’autres textes, d’autre langues, de René Char à Hannah Arendt. Pouvez-vous nous expliquer le travail avec cette matière ?

Nous essayons de créer des rapports, d’organiser des rencontres. Ça dialogue de choses et d’autres. Les textes arrivent au fur et à mesure du tournage et du montage. Ceux que nous écrivons et enregistrons avec les enfants, les ami·e·s, Elisabeth. En français, en portugais, en arabe. Les archives-matériaux du XX-XXIe siècle ; René Char, François Tanguy, Jean-Pierre Léaud / Saint Just dans Week-End superposé à la voix d’Hannah Arendt, les chansons de Patti Smith et de Rosaliá, une pièce de Schoenberg, les extraits de l’Or des Mers d’Epstein. La séquence printanière en italien, dans laquelle le déserteur arpente l’île, proférant les Carnets de Leonardo da Vinci. Le film est traversé par les siècles. Comme l’espace et le temps. Sans hiérarchies entre les matériaux.    

Restons sur le montage qui est un moment très important dans votre processus de travail. Outre les textes, vous brassez ici une matière riche et multiple. 

Nouveau Monde ! est sans doute notre le film le plus intime. Juste Elisabeth et moi, et puis un petit diable pour nous déplacer sur l’île, avec le pied de la caméra et notre matériel de prise de vues / prise de son. C’est notre film le plus intime et le plus peuplé. Habité par toutes sortes de présences et d’ami·e·s, visibles et invisibles. Des amis de 20, 30 ans. Alain Franco est venu travailler dans notre salle de montage à Fecamp pour explorer les images avec des matériaux-musiques du XXe siècle. François Tanguy qui nous a quitté le 7 décembre dernier, à qui le film est dédié, est là aussi, avec sa lumineuse amitié, sa voix, son accordéon, l’oeuvre du théâtre du Radeau. Fosco Corliano, le déserteur, un des acteurs du Radeau, n’a pas hésité à venir nous rejoindre sur l’île avec les Carnets de Leonardo da Vinci. JL Godard et JM Straub bien sûr, disparus quasiment en même temps que François Tanguy. Le « nouveau monde ! » que le cinéma peut tenter de percevoir, est déjà là. Visible et sonore, malgré l’épaisseur des ruines de notre civilisation. Mais pour cela, nous devons nous engager contre la catastrophe en cours. Libérer les images de tout ce qui les détruit.

Le vent, les éléments, les paysages, si importants chez Epstein, occupent ici aussi une place de choix. Les animaux aussi, et surtout le cheval, occupent une large place dans le film. Pourquoi ?

Filmer « d’après nature » peut-être très impressionnant tant la nature est puissante, souveraine, résistante. D’autant plus que nous filmons avec une caméra bon marché, dans des conditions lumineuses particulières, pour la couleur. Les animaux se sont invités dans le film dès le commencement du tournage. Ils nous regardaient avec une curiosité incroyable. Nous apparaissions dans leur champ de vision / sonore, ils restaient à distance ou s’approchaient. La caméra les fascinait. Pas l’objet. La relation qui s’installait entre eux et nous, avec la caméra. Ils sont tellement dans l’instant et dans la présence, que cette relation entre eux, nous, et la caméra, restait toujours sensible et énigmatique. Il n’y a pas d’un côté le paysage et de l’autre les animaux qui y vivent. Ils sont exactement le même espace. Et ils vous font don, ou pas, d’un vol, d’une approche, d’un zigzag, d’un chant, d’un regard, de leur présence. Peut-être même d’une forme de télépathie. Absolument énigmatiques et familiers en même temps. Ils sont couleurs, chants, souffles, silences, mouvements, apparitions, disparitions. Ce cheval s’est dressé devant nous, dans toute sa majesté. Comme s’il nous arrivait d’une histoire du cinéma, mais là, il n’y a plus de cavaliers, plus de fusils, plus d’indiens, plus de cowboys, plus de batailles, plus John Ford… Il nous regarde depuis avant les premiers westerns, et nous dit : « Mais moi, je suis toujours là. » Les chèvres que nous filmons dans les broussailles sur la côte sud de l’île sont sauvages. Elles vivent, errent, se nourrissent, en bande, sans appartenir à personne. Et si les paysans chassent le déserteur italien qui parcourt l’île avec son récit sur le déluge ; les animaux, eux, l’écoutent et lui répondent. Peut-être sont-ils plus sensibles à la prophétie et à l’humour de Leonardo da Vinci que les humains ?                 

Cela débute dès les premiers mots, nous sommes accompagnés par deux voix d’enfants, qui prennent en charge un certain nombre de textes. La question du (re)commencement ?

Notre idée était de tourner Nouveau Monde ! depuis l’avenir.  Depuis le coup d’après. Après l’effondrement. Bien après Auschwitz, après Hiroshima, il y a eu une gigantesque explosion. Le monde recommence. Le cinéma aussi. Du noir / musique qui ouvre le film, surgissent les voix de deux enfants qui parlent du sang des métaux que les hommes extrayaient de la terre pour faire des images. Ces enfants connaissent notre histoire, savent que le climat est une entité vivante, et aussi, combien la contagion industrielle des images numériques ont participé à la combustion du monde. Comment  recommencer le cinéma ? Comment recommencer le monde ? Cette question est au coeur de notre travail depuis une dizaine d’années maintenant. Alors nous travaillons dans des conditions artisanales, avec des moyens extrêmement modestes. Dans un temps percuté où les distances qui séparaient les époques ont été abolies par un changement d’ère. Le cinéma est une ère géologique. Il est né du big bang, de l’invention de la lumière, des révolutions du cosmos, des ères géologiques.    

Le recommencement, le titre l’indique, est aussi une réflexion sur l’image autant que sur le monde, le réel et le cinéma. Un monde agité et sous la menace de destruction, dont vous reprenez peu d’image. Pouvez-vous revenir sur cette insistance ? 

Le monde n’est pas menacé par une destruction à venir. Nous sommes en plein dedans. Comment filmer aujourd’hui sans se confronter à cette réalité qui s’intensifie de jour en jour ? Sans explorer ce que ce qu’elle produit dans nos consciences ? Inquiétude, bien sûr. Une tentative de faire un film depuis « l’après ». En nous libérant des lourdeurs par lesquelles l’industrie du cinéma écrase et consume le cinema. Cette liberté est devant nous, elle est à-venir. Elle est peut-être même la consistance d’un horizon. Faire des images qui échappent au devenir industriel sur-explosif. Les images sont un travail. Elles sont produites par un rapport au travail. Faire un film c’est exprimer un rapport au travail des images. En s’installant sur l’archipel d’Ouessant un siècle plus tôt, si la 6e extinction ne planait pas encore dans les paysages, Jean Epstein pressentait qu’elle menaçait déjà le cinéma. Et a organisé son chantier-cinéma autour de cela.                           

Propos recueillis par Nicolas Feodoroff
 

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Fiche technique

France / 2023 / 102’

Détenteur des droits
Mata Atlantica
Nicolas Klotz
nicolas.klotz0051@orange.fr