• Compétition Française

NE ME GUÉRIS JAMAIS

I WILL NEVER HEAL

David Yon

Dans la minéralité d’un noir et blanc contemplatif qui contrevient à l’habituel ciel bleu de Marseille, Ne me guéris jamais convoque trois figures, deux hommes et une femme, anonymes, dont il expose et intrique la vie à travers des fragments d’existence et de récits. Il nous parle de la manière dont ces trois personnes conjurent et surmontent un sort défavorable (cécité, emprisonnement), ou simplement les affres de l’existence (le deuil). David Yon installe un dispositif égalitaire où son questionnement et son travail de mise en scène, inscrits dans les premières séquences, rejoignent les pratiques des protagonistes. Le film présente alors une communauté d’artistes et devient le lieu de cette communauté. Faisant du geste créatif un enjeu de résistance et de retrouvailles, il met en rapport leur créations musicales, cinématographiques et littéraires et identifie les efforts d’expression. Hors de toute portée édifiante, ces derniers sont les formules, les récits, les croyances au moyen desquels quatre personnes existent, tiennent, se réjouissent, s’échappent. Parce qu’une manière d’être est une singularité qui ne préexiste pas à sa saisie dans le portrait, la mise en scène fait du tâtonnement une méthode, à la manière des repentirs d’écriture de l’aveugle ou de sa main sur le visage de son ami dont il découvre progressivement les traits, comme une métaphore du geste documentaire. En naissent trois portraits, délicatement figurés, supports d’une douce mélancolie sans pathos et d’un optimisme sans béatitude. Se glanent, à porter de regard ou de main, les mots et les images qui dessinent une généreuse poétique de l’autre.

Claire Lasolle

Quel était le projet de Ne me guéris jamais par rapport à Marseille après Les Oiseaux d’Arabie (2009) et La Nuit et l’enfant (2015) tournés en Algérie ?


En arrivant à Marseille, en 2011, j’ai retrouvé quelque chose qui m’avait attiré en Algérie. J’ai aimé voir l’espace public exposé aux aléas de la vie et du temps, constamment réapproprié par ses habitants. Mais au cours de ces dernières années, j’ai vu la ville changer. La ville tend à être nettoyée de ses aspérités pour devenir une destination touristique. Ceux qui y vivent sont-ils sommés de ne plus être ce qu’ils sont ? Une nuit, dans un rêve, j’ai prononcé cette phrase : « Ne me guéris jamais. ». Ces mots résonnaient avec les paroles du critique Serge Daney, que je venais d’entendre, où il parlait de l’avènement des images de synthèse. Il expliquait qu’avec cette nouvelle technologie, nous nous dirigions vers une image lisse où nous pourrions effacer les aspérités et tout ce que nous ne voulions pas voir. Il terminait par ces mots qui me sont restés à l’esprit : « Tout le monde mourra guéri. ». J’ai souhaité reprendre la phrase « Ne me guéris jamais. » pour le titre du film que je préparai. Elle évoque pour moi l’affirmation de présences au monde singulières dans cette ville en mutation.

Les trois protagonistes ont un rapport particulier à cette ville à travers leur moyen d’expression artistique (caméra, écriture, chant). Comment les avez-vous rencontrés et choisis ?

À la mort de mes grands-parents maternels, quelque chose du foyer a disparu pour moi. Je n’avais plus d’endroits où me réfugier. Lorsque j’ai commencé à travailler à ce film, ce fût habité par ces questions : Où est le foyer ? Qu’est-ce qui traverse le temps ? J’ai rencontré des personnes à travers ce prisme et je me suis rendu compte que celles dont je souhaitais faire le portrait avaient également perdu ou quitté un foyer. J’ai rencontré Ouahib au Polygone étoilé, un lieu associatif de cinéma. C’est aussi là que j’ai connu des ami·e·s qui m’ont accompagné dans la réalisation du film. J’ai rencontré Rosalie grâce à un ami et j’ai abordé Pierre alors qu’il marchait dans une rue, près de là où je vis.

Ouahib Mortada, qui est également cinéaste, a tourné des séquences en couleur. Souhaitiez-vous les intégrer au film initialement et quel statut ont-elles ?

Ouahib habite dans le quartier d’Arenc qui est en pleine rénovation. En arrivant là, il voyait la mer. Peu à peu, des tours, sièges de grandes compagnies, se sont construites devant ses fenêtres. « Shipping the future » est écrit sur un des bâtiments face à lui. Ouahib, lui, a l’impression d’être dépossédé de son avenir. Il sent qu’il va devoir partir. Mais pour aller où ? Depuis plusieurs années, avec sa caméra mini-DV, il filme, depuis son balcon, les transformations à l’œuvre afin de constituer une mémoire du quartier. 

Je souhaitais intégrer ses images dans le film afin qu’elles dialoguent avec les images que je réaliserai. Son geste de filmeur est très différent du mien. Il filme caméra à la main, de manière instinctive, avec un geste chorégraphique, alors que je tourne caméra sur pied en étant attentif à la composition du cadre et à la lumière.

Pourquoi avoir choisi de réaliser vos images en noir et blanc ?

Une des dimensions du film est un travail sur la perception. Qu’est-ce que la perception d’une personne exilée ? Qu’est-ce que la perception d’une personne qui ne voit plus ? À plusieurs moments dans le film, nous sommes dans l’obscurité, guidés par les sons. J’avais l’intuition que le film devait aller vers une forme d’épure et qu’il fallait réduire les éléments du visible. Je souhaitais également filmer la lumière blanche de Marseille. Enfin, je voulais faire apparaître la couleur des vidéos de Ouahib à partir du noir et blanc.

Ne me guéris jamais suit les quêtes intérieures de ce trio, se construisant entre le réel de la ville et leur imaginaire. Comment l’avez-vous conçu ?

Mon travail a débuté par une forme d’enquête au cours de laquelle j’ai effectué des enregistrements avec les personnages, repéré des lieux et collecté des documents. 

Pendant le tournage, j’ai proposé un certain nombre de mises en situation où les personnages investissent des lieux à partir d’éléments qui constituent une base de travail pour eux : une action, un sujet de discussion, des photographies, des textes. Au moment de la prise de vue, ils s’approprient ces éléments et quelque chose d’imprévisible a lieu. Je souhaitais que le tournage soit un moment d’expérience où nous éprouvions quelque chose au présent et que la caméra enregistre cela.

Peut-on également considérer le film comme un essai politique sur l’évolution de Marseille, le processus de gentrification en cours, et son rapport à ses habitants ?

Dans la ville, la pression économique s’est accentuée et nos équilibres précaires deviennent difficiles à tenir. Dans un même mouvement, l’environnement urbain a été disloqué par les grands travaux et les interstices d’où naissent une vie sociale spontanée se raréfient. Je me souviens de ces femmes arabes qui chaque soir venaient s’installer en cercle sur des cartons à même l’herbe sur les hauteurs de la place Jules Guesde. Je souhaitais tourner une scène dans ce lieu avant qu’il ne disparaisse, remplacé par des immeubles. Ouahib devait filmer les arbres qui venaient d’être coupés pour ce projet immobilier. À ce même endroit, des réfugiés avaient construit des habitats de fortune. J’avais conscience que ces travaux allaient les chasser d’un des rares espaces arborés du centre-ville. Pendant que je filmais le sol, un homme est venu vers la caméra. Il ne voulait pas être filmé mais il voulait témoigner de sa situation. J’ai donc filmé le visage de Ouahib qui l’écoute et à un moment, lorsque Ouahib l’interroge, l’homme lui dit cette phrase : « Dieu, c’est la distance entre toi et moi, ce que tu vois vide, en fait c’est plein. ». Et par ces mots, il répondait aux questions que je me posais en commençant ce film. Ce qui traverse le temps, c’est la relation.

Propos recueillis par Olivier Pierre

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Fiche technique

France / 2023 / 66’

Détentrice des droits
Survivance
Carine Chichkowsky
carine@survivance.net