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LA FORCE DIAGONALE

THE DIAGONAL FORCE

Annik Leroy, Julie Morel

Avec Tremor. Es ist immer Krieg (FID 2017), Annik Leroy le rappelait avec insistance : même pris dans ce 20ème siècle traversé de forces destructrices, «L’homme ne pleure pas, il se bat.». On retrouve dans ce film signé avec Julie Morel les mêmes puissance et énergie, intactes, déployées en deux temps. Soit d’abord quatre portraits, où l’on découvre comment la pratique des arts ou de la pensée a permis à chacun·e de vivre et d’affronter des traumatismes nés de la violence sociale. Pour l’un c’est l’ exil volontaire et la survie grâce à la force intérieure procurée par le chant, pour l’autre un retrait du monde et dans l’écriture. Et pour chacun·e, une trajectoire singulière. A ces quatre récits filmés, Annik Leroy & Julie Morel confrontent l’oeuvre d’Hannah Arendt, soit une pensée nourrie et traversée par ses propres expériences, textes théoriques comme lettres à des proches, pris ensemble comme les facettes d’une même trajectoire. Cette pensée comme force agissante est ensuite relayée et incarnée par la présence puissante et déterminée de Claire Vivianne Sobottke, danseuse, chorégraphe et performeuse. Arpentant ici une maison, s’emparant là de son propre corps, souffles et gestes sont incarnés avec force par ce corps en acte, par sa présence toute d’intensité retenue. Le grain de l’image 16mm intensifie et magnifie espace, corps et visages. La Force diagonale est un vibrant chant d’admiration pour la philosophe comme pour toute·es celles et ceux traversé·es par cette même force qui fut la sienne, force vitale de la pensée née de l’adversité.

Nicolas Feodoroff

Dans un précédent film, ‘Tremor. Es Ist Immer Krieg’ (FID 2017), cri de colère, était traversé de voix, principalement celles de Pasolini et d’Ingeborg Bachman. Ici des voix encore, celles d’anonymes et surtout celle d’Hannah Arendt. Pourquoi Arendt, aujourd’hui ?

Nous avons commencé ce film en 2019. Au départ, il y avait le désir de filmer des visages et de rencontrer des personnes à partir d’un mot : « faille ». Pendant les deux premières années, nous avons commencé les repérages, entretiens et tournages autour de ces rencontres. Trois des personnages principaux du film étaient là dès l’écriture du projet. L’un est un ami d’Annik de longue date, tandis que nous avons fait la connaissance des deux autres dans le contexte du film. Quant à Hannah Arendt, nous avons d’abord imaginé sa présence dans le film à partir d’une période décisive de sa vie en tant que femme, intellectuelle et juive : son double exil en France puis aux États-Unis entre 1933 et 1941. Dans cette série de portraits, seuls les trois portraits de femmes liés à la ville de Sarajevo se sont dessinés en toute fin de processus, alors que tous les autres étaient achevés. Il y a donc plusieurs niveaux de composition, indissociables de notre façon de travailler. Chaque portrait se construit sur un temps long, en plusieurs fois et en alternance avec les autres. Ces croisements incessants créent des liens inattendus, qui agissent sur nous et sur l’écriture continue du film. Au montage, nous composons chaque portrait d’abord comme une séquence autonome. Mais là encore, nous faisons une ébauche puis nous la laissons décanter pour la reprendre après plusieurs semaines. Dans l’intervalle, nous poursuivons recherches et tournages. Ces aller-retours constants font du montage un moment de composition ouvert, bien que toujours orienté et limité par la matière visuelle, sonore et textuelle. 

Vous convoquez de nombreux textes d’Arendt. Comment s’est fait votre choix ? Vous imaginez également une lettre fictive à Kafka. Comment cela s’est-il imposé ? Son écriture ?

Nous avons intensifié notre recherche autour d’Hannah Arendt à  partir de 2021. A ce stade, quelque chose nous apparaissait comme un trait saillant dans les entretiens avec les 3 personnages : chacun pouvait voir dans un moment de rupture une possibilité de transformation. Si cette vision survient le plus souvent dans l’après coup, elle témoigne d’une force propre à l’humain, celle d’être l’acteur.ice de sa propre histoire. 

Exilée en France depuis 1933, Hannah passe brusquement du statut de réfugiée politique à celui d’allemande « indésirable » au début de la guerre, puis elle est internée de force au camp de Gurs en 1940. Quand la France bascule dans la collaboration, l’administration du camp vacille et Hannah se saisit de cette occasion pour quitter le camp à pied. Elle sait ce qui l’attend en tant que juive. Cette lucidité et cette audace d’Hannah Arendt sont indissociables de sa pensée politique. Il s’agit toujours de comprendre l’événement, de penser et de juger par soi-même dans un monde que nous partageons avec d’autres. 

Dans La brèche entre le passé et le futur (1961) Hannah Arendt  propose la métaphore de la force diagonale pour situer la pensée dans le temps. La présence de l’humain ouvre une brèche à partir de laquelle s’anime un jeu de forces entre présent, passé et futur. La pensée s’insère dans un moment déterminé de l’histoire et en même temps, elle est propulsée vers l’infini sous la pression du passé et du futur. 

Dans le film, cette histoire de force diagonale s’est mise à agir à notre insu. Elle est entrée en collision avec les récits de nos personnages, qui se sont liés d’autant plus fort à la biographie d’Arendt elle-même. Dans l’après coup, on peut dire que nous nous sommes approprié cette vision non linéaire du temps à partir de notre pratique du cinéma.

Comment avez vous pensé l’articulation de ces quatre récits, si l’on inclue Hannah Arendt, à la fois impliquée personnellement et philosophe de ces situations ?

Quand on fait un film à deux et qu’on invite les vivant.e.s et les mort.e.s dans la conversation, on s’intéresse de plus en plus à ce qui nous fait dévier de notre point de départ. On peut dire qu’Annik est habitée par des visions fortes, des obsessions qui deviennent des points d’ancrage, tandis que je passe mon temps à créer des liens là où ils n’existaient pas. Pour ce film, le point de départ d’Annik était une petite photographie, prise dans les tranchées du « Boyau de la mort » vestige de la guerre 14-18. Cette image la relie à des souvenirs d’enfance, à son histoire familiale marquée par les deux guerres mondiales et à la ville de Bruxelles. Tout cela est présent au début du film, sous une forme ultra condensée. Dans le dialogue entre nous, puis avec Arendt et les autres personnages, ce point de départ biographique s’est élargi jusqu’à devenir « l’ouverture » du film. 

Quel textes vous ont particulièrement accompagnées ?

Deux textes d’Arendt nous ont toujours accompagnées : la lettre qu’elle écrit à Günther Anders en 1940 et le texte théorique Le désert et les oasis écrit en 1955. Le choix des autres extraits s’est fait en fonction du contexte donné par une séquence, par coup de coeur ou encore parce qu’ils se prêtaient mieux à une recherche vocale ou chorégraphique.  Il s’agit de faire entendre la diversité des langues d’Hannah Arendt : langue écrite et parlée, conceptuelle, poétique, langue maternelle et d’adoption, langue publique et privée… Certains textes ont été utilisés directement, d’autres ont compté comme source d’inspiration. Penser, pour Arendt, c’est dialoguer. Dialoguer avec soi-même et avec les autres. Elle entretenait des relations épistolaires soutenues avec de nombreux.ses correspondant.e.s. Dans La brèche entre le passé et le futur, elle interprète un aphorisme de Kafka. Quand nous proposons ces textes à Claire, elle s’en saisit  pour inventer un dialogue entre Arendt et Kafka sous la forme d’une lettre qu’elle nous adresse.

Mais avant de lire Arendt de manière approfondie, nous aimions déjà la persona d’Hannah : son style, son ironie, sa voix rauque et son rire, son allure androgyne. Il était évident pour nous que cette force de vie devait s’incarner à l’image et aussi que nous voulions faire entendre l’énonciation d’Arendt autant que ses textes.

Le film se déploie aussi autour de la présence de Claire Vivianne Sobottke, performeuse, chorégraphe, actrice. Comment s’est faite la rencontre ? Comment avez-vous travaillé ensemble ?

Annik s’est souvenue de l’onde de choc provoquée par Claire Vivianne Sobottke dans un spectacle de Meg Stuart. Elle a décidé qu’Hannah, ce serait elle et personne d’autre ! Nous lui avons donc écrit pour lui proposer de participer à notre recherche, en précisant qu’il s’agissait de performer Hannah et non de jouer un personnage au sens traditionnel. Il n’y avait ni scénario, ni dialogue. Pendant plusieurs mois, nous avions choisi des lieux et des textes, isolé des éléments biographiques, rassemblé des documents visuels et sonores. Nous avons mis ces matériaux en jeu avec Claire lors de deux sessions de recherche de quelques jours. Chaque session était immédiatement suivie par un tournage. C’était des rencontres très intenses et pour nous, une façon de travailler et une temporalité radicalement différentes. Chacune de nous était en position d’interpréter ce matériel à partir de sa pratique. Nous donnions à Claire un contexte, des intentions, ainsi que des contraintes spatiales et temporelles liées à nos choix cinématographiques. Avec la spontanéité, l’audace et la rigueur qui sont les siennes, elle nous surprenait avec ses propres désirs et propositions. Lors de la recherche, nous faisions des enregistrement des « répétitions » en vidéo et sur cette base, nous décidions ensemble de ce que nous voulions filmer en 16mm. Au tournage, le plus souvent, nous ne faisions qu’une seule prise.   

Propos recueillis par Cyril Neyrat

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Fiche technique

Belgique / 2023 / 145’

Avec : Claire Vivianne Sobottke

Production : Marie Logie (Auguste Orts), Daniel De Valck (Cobra Films)